Elles s'étreignirent. Kiin retint un sanglot. Coquille Bleue se libéra et, contemplant son visage, essuya les larmes de ses joues.
— Fille, laisse-moi accomplir cela pour toi. Il y a trop de choses que je n'ai pas faites. J'ai laissé ton père te battre...
A ces mots, elle s'étouffa. Puis, après avoir pris une profonde inspiration, elle poursuivit :
— J'avais peur. Laisse-moi te prouver mon courage. Laisse-moi me révéler...
Kiin hocha la tête.
— Si seulement je pouvais y aller à ta place.
— Ils te connaissent.
— Peut-être te reconnaîtront-ils aussi.
— Non, objecta Coquille Bleue avec un petit sourire. Je ne suis qu'une cheveux-gris. Quelqu'un qui prépare à manger et coud des parkas. Il n'y a aucun danger. Mais je dois partir. J'ai encore cette nuit avec mon époux.
Coquille Bleue tourna les talons et se dirigea vers le rondin à encoches. Elle regarda en arrière vers sa fille.
— J'espère seulement que je me montrerai aussi forte que toi.
Kiin tendit la main. Coquille Bleue en fit autant. Elles étaient chacune à une extrémité de l'ulaq, mais on aurait dit que leurs doigts se touchaient.
83
Peuple des Rivières
Fleuve Kuskokwim, Alaska
Dyenen se tenait debout et regardait l'ik entreprendre la descente du fleuve. Journée sans difficulté jusqu'à la mer, songea Dyenen. Mais jusqu'au village Morse ? Pas commode pour un homme seul dans un ik. Si Saghani mourait...
Dyenen songeait avec un certain malaise à tous les stratagèmes dont il avait usé avec cet homme. Saghani ne voyait aucune valeur dans les herbes médecines et les subterfuges ne visaient pas à tromper, mais seulement à convaincre les gens du pouvoir des herbes. Mais Saghani, que ferait-il d'un tel savoir ?
Naturellement, si les Chasseurs de Morses éprouvaient de l'effroi et non de l'émerveillement, les voix cesseraient d'être porteuses de pouvoir et les tours ne serviraient qu'à amuser les enfants et à faire oublier à leurs parents la dureté de la vie.
Dyenen pivota sur lui-même et rentra chez lui. Sa nouvelle épouse était là avec Souriceau et Shuku. Il lui avait demandé de sculpter un oiseau qu'il voulait porter en amulette, contre son cœur. Il était vieux. La fin de sa vie approchait. Il avait besoin de quelque chose pour rappeler à son esprit de regarder en l'air, de voler quand il serait libéré de son corps.
Mais avant que ce temps ne survienne, cette femme lui donnerait un fils. Elle avait des grands pouvoirs, même si ces deux garçons n'étaient pas les siens.
Une fois chez lui, Dyenen s'installa contre un dossier de branches de saules tressées. Il avait ordonné à ses autres épouses de se tenir à l'écart pendant les jours normalement dévolus à toute nouvelle épouse. Des hommes jeunes pourraient être tentés de trouver un coin tranquille le long de la rivière, mais il était vieux et s'était accoutumé au confort de sa demeure. Il passerait donc les jours ici, en compagnie de Kiin.
Elle était belle et Dyenen s'aperçut qu'il avait hâte de l'emmener dans son lit. Lorsqu'il entra, elle ne le salua pas et, même à cet instant, elle gardait les yeux rivés à l'ivoire qu'elle tenait entre ses mains.
— As-tu fini l'oiseau ? s'enquit Dyenen en langue Morse.
La femme leva sur lui des yeux arrondis, comme s'il l'avait surprise.
— Tu parles la langue Morse ?
— Ne le dis pas à Saghani, dit-il avec un sourire.
La femme sourit à son tour avant de froncer les sourcils en regardant la sculpture.
— Certaines choses exigent parfois beaucoup de temps.
— Tu as sculpté ton phoque en une nuit, objecta Dyenen.
— Un oiseau n'est pas aussi facile — les ailes. Comment sculpterais-tu une aile ?
Dyenen perçut la nervosité dans sa voix, les larmes qui bloquaient sa gorge. Quittant son dosseret il vint s'asseoir près d'elle.
— Pose ton couteau, dit-il comme s'il s'adressait à un enfant. Pourquoi pleures-tu ? Veux-tu repartir avec Saghani ?
La femme baissa la tête. Son menton toucha sa poitrine.
— Non.
— Ne veux-tu pas être ma femme ?
La femme écarquilla brusquement les yeux.
— Je suis heureuse d'être ta femme.
— As-tu peur parce que je sais qu'un des bébés ne t'appartient pas ?
La jeune femme s'écarta brusquement.
— Me prends-tu pour un imbécile ? Me crois-tu aveugle ?
— J'avais vraiment deux fils, dit la femme. Nés ensemble. L'un est mort. Dans mon chagrin le Corbeau — Saghani — m'en a acheté un autre.
— Me donneras-tu un fils ?
— Je suis bonne pour faire des fils.
— En as-tu d'autres ?
— Un jour, j'en aurai, dit la femme.
Et elle esquissa un petit sourire. Elle regarda les bébés. Ils dormaient. Elle se leva et dénoua les cordons de ses tabliers. Les tabliers tombèrent.
— C'est un bonjour pour les fils, dit-elle en prenant le visage de Dyenen entre ses mains. Essayons.
Queue de Lemming souriait. Les ronflements du vie:"t homme ébranlaient la demeure. Elle l'avait satisfait. Si elle pouvait l'attirer chaque nuit dans son lit, il serait bientôt trop épuisé pour s'occuper de ses sculptures.
Shuku se mit à pleurnicher. Queue de Lemming quitta sa robe de nuit pour aller le nourrir. Cet enfant était vorace. Peut-être grandirait-il moins vite si elle ne le nourrissait pas aussi souvent. Alors Souriceau le rattraperait. Elle emmena Shuku à la place de Dyenen près de l'âtre et s'appuya contre le dosseret de saules. Paupières closes, Shuku trouva le sein de Queue de Lemming et téta, serrant dans sa main le pendentif en ivoire que Kiin avait sculpté pour lui.
Queue de Lemming lui ouvrit les doigts. La prem ère fois qu'elle avait remarqué Vikyak en ivoire remontait
à l'époque où Kiin était revenue au village Morse. Il détenait certainement un pouvoir protecteur.
— Il devrait appartenir à Souriceau, chuchota-t-elle à l'oreille de Shuku. Il en a davantage besoin que toi.
Elle laissa Shuku se repaître et s'endormir puis elle le recoucha. Elle éveilla Souriceau qu'elle nourrit à son tour et, pendant qu'il tétait, elle lui cousit l'ikyak sur son parka.
FIN DE L'ÉTÉ, 7037 AVANT J.-C.
84
Chasseurs de Morses
Baie de Chagvan, Alaska
Allongée sur les nattes d'herbe, Coquille Bleue attendait. Un des enfants gémissait dans son sommeil. Le chasseur Poils au Menton marmonnait et se retournait, faisant bruisser les fourrures de nuit de sa plate-forme. Coquille Bleue perçut les petits ronflements de Fille du Jour endormie, mais elle attendit encore un peu.
A son arrivée dans cette demeure Morse, Fille du Jour avait demandé son nom. Coquille Bleue avait demandé à Chasseur de Glace de répondre « Asxahmaagikug ». Si Fille du Jour ne connaissait pas la signification de ce mot Premiers Hommes, elle avait acquiescé en signe d'acceptation. Coquille Bleue avait choisi ce nom elle-même, à la manière des hommes qui célèbrent ou se souviennent. Un nouveau nom à ajouter à ce qui avait été un nom porteur d'un esprit particulier, un nom qui dirait ce qui ne pouvait être dit autrement. Ainsi était-elle désormais Asxahmaagikug.
Asxahmaagikug — je suis seule — Asxahmaagikug.
Contrairement à beaucoup d'esclaves, Coquille Bleue travaillait dur et sans rechigner. Aussi recevait-elle presque suffisamment à manger. Et si elle portait son vieux suk, Nez Crochu l'avait astucieusement doublé de peaux d'écureuils et avait cousu de nombreuses choses dans les ourlets et les poches cachées — un couteau de femme, des aiguilles, des hameçons, de la ligne de varech, des burins — outils et provisions dont Coquille Bleue aurait besoin lors de son voyage de retour à la plage des Commerçants avec Shuku.
Mais Coquille Bleue savait maintenant que le voyage se ferait sans lui. L'enfant n'était pas au village Morse et, pendant longtemps, Coquille Bleue ne trouva rien à son sujet, si bien que la nuit, alors qu'elle gisait sur son lit et avait enfin le temps de réfléchir, son cœur se glaçait d'effroi. L'enfant devait être mort.
Elle tendit l'oreille. Tout le monde dormait, sans l'ombre d'un doute. Quittant sa place près du tunnel, elle se glissa au-dehors. Dans le froid de la nuit, elle se redressa et chercha la lune. Elle était loin dans le ciel occidental. Presque pleine, oui. Bientôt, elle s'éclipserait, longerait la plage dans la nuit. Hélas, elle rejoindrait son mari les mains vides et n'aurait rien à dire à sa fille lorsqu'elle rentrerait au village des Premiers Hommes, rien à montrer en échange d'une lune de travail chez les Chasseurs de Morses.
N'empêche, il lui restait quelques jours. Même ce matin, elle avait trouvé quelque chose susceptible d'aider Kiin à comprendre ce qui était arrivé à son fils.
Elle cherchait des clams avec cinq femmes Morses, creusant à côté de Fille du Jour. Celle qu'on appelait Lanceuse d'Ardoise avait mentionné quelqu'un du nom de Queue de Lemming. Coquille Bleue savait qu'elle avait été la sœur épouse de Kiin. Mais Lanceuse d'Ardoise parlait vite, en langue Morse, et si Coquille Bleue connaissait maintenant beaucoup de mots — elle en avait déjà appris grâce aux conversations de Waxtal avec les commerçants — elle était incapable de comprendre ce qu'elle disait.
Où était Queue de Lemming ? Si elle était morte, les femmes Morses ne prononceraient pas son nom.
— Queue de Lemming ? avait demandé Coquille Bleue. Qui, Queue de Lemming ?
Trois d'entre elles continuèrent à creuser comme si de rien n'était. Une autre émit un petit toussotement teinté de rire. Mais Lanceuse d'Ardoise, une femme aux nombreuses paroles et — d'après ce que pouvait en juger Coquille Bleue — de peu de bon sens, répondit :
— Tout le monde sait que Queue de Lemming est l'épouse du Corbeau. Mais parfois certains posent des questions idiotes. Parfois une femme est gênée de montrer aux autres à quel point elle est sotte.
Coquille Bleue comprit nombre des mots de Lanceuse d'Ardoise, mais surtout, elle saisit la méchanceté derrière les mots, le persiflage dans sa voix. Coquille Bleue ouvrit la bouche pour parler mais se rappela à temps que les Morses la croyaient esclave depuis des années. Elle baissa donc la tête sans un mot. Puis elle s'aperçut qu'elle n'avait rien appris qu'elle ne savait déjà. Alors elle reprit la parole en ouvrant cette fois les mains. Elle fit semblant de regarder le village et la plage puis demanda :
— Queue de Lemming ? Où ?
Cette fois, ce fut Fille du Jour qui répondit.
— Avec le Corbeau, en voyage de troc chez le Peuple des Rivières.
— Pourquoi te donner le mal de lui répondre ? Elle est incapable de comprendre, remarqua Lanceuse d'Ardoise. D'ailleurs, qu'est-ce que ça peut lui faire ? C'est une esclave.
— Je me demande pourquoi ton mari l'a achetée, intervint une autre femme.
Fille du Jour s'apprêtait à répondre quand Lanceuse d'Ardoise fit :
— Il avait besoin de quelqu'un de bon au lit.
Les autres femmes rirent et Coquille Bleue prétendit ne rien comprendre, mais Fille du Jour jeta son filet à clams par terre et s'éloigna à longues enjambées.
Coquille Bleue ramassa le filet tandis que les autres femmes parlaient avec colère à Lanceuse d'Ardoise.
Tête inclinée, épaules voûtées, Coquille Bleue continuait à creuser et, une à une, les femmes Morses quittèrent la plage jusqu'à ce qu'il ne reste plus que Coquille Bleue et Lanceuse d'Ardoise. Cette dernière s'approcha de Coquille Bleue et parla lentement, de manière si étrange que Coquille Bleue dut s'empêcher de rire.
— Asxahmaagikug, Queue de Lemming est partie en voyage de troc avec son époux le Corbeau. Ils ne sont pas encore revenus.
— Où?
Lanceuse d'Ardoise parut étonnée de cette question mais répondit néanmoins :
— Au village du Peuple des Rivières. Ils vivent loin par là, ajouta-t-elle en pointant du doigt vers le nord. Trois, quatre jours. De nombreux jours.
— Ils reviennent ?
— Comment le saurais-je ? Ai-je le pouvoir de voir l'avenir? Demande à Grand-mère et Tante. Elles connaissent toutes choses.
— Grand-mère, Tante, répéta Coquille Bleue en se redressant avec lenteur.
Elle avait mal au dos d'avoir tant creusé. Faisant face au village, elle désigna la demeure qu'elle pensait habitée par les deux vieilles femmes.
— Oui, dit Lanceuse d'Ardoise.
Puis elle entreprit le long récit de l'histoire des deux vieilles. Bientôt, elle parlait si vite que Coquille Bleue ne comprit plus grand-chose et se remit à creuser, hochant la tête régulièrement pour que Lanceuse d'Ardoise la croie en train d'écouter.
Maintenant, sous le clair de lune, Coquille Bleue se rendait chez les vieilles femmes. Elle avait une fois entendu Kiin en parler avec crainte et colère. Mais Coquille Bleue savait que les Chasseurs de Morses les considéraient comme des chamanes qui détenaient le pouvoir de connaître ce que la plupart des gens ignoraient. Elle longea les habitations, se faufilant dans
l'ombre et arriva enfin à la demeure des deux sœurs. Là, elle attendit, soudain affolée à l'idée de gratter au rabat d'herbe.
C'est alors qu'elle entendit :
— Asxahmaagikug, nous t'attendons. Comptes-tu passer la nuit dehors ?
Coquille Bleue rampa dans l'ouverture de la porte, se redressa et affronta les deux sœurs. Chacune avait une natte mortuaire sur les genoux.
— Tu es venue avec tes questions, dit une des femmes.
Coquille Bleue s'aperçut à ce moment qu'elles parlaient sa langue. Les mots Premiers Hommes étaient beaux à son oreille.
— Ne sois pas surprise, dit l'autre femme, nous sommes des Premiers Hommes, mariées dans cette tribu des Chasseurs de Morses.
— C'est bon d'entendre des mots prononcés de la vraie façon, remarqua Coquille Bleue.
Une des sœurs éclata de rire.
— Nul langage n'est la vraie façon. La vraie façon ne s'entend pas avec les oreilles, mais ici, dit-elle en serrant le poing sur son cœur.
— Tu es venue t'enquérir de Queue de Lemming, intervint l'autre sœur. Elle est partie pour toujours. Le Corbeau l'a vendue.
Les mots glacèrent le cœur de Coquille Bleue.
— Savez-vous toutes choses ? demanda-t-elle.
— Nous savons fort peu, mais plus que beaucoup.
Une fois encore, une des sœurs eut un rire plein de
douceur, dénué de toute moquerie.
— Le Corbeau est votre chef? demanda Coquille Bleue.
— Tu connais le Corbeau? demandèrent les deux sœurs à l'unisson.
Coquille Bleue baissa les yeux.
— Non. Mais j'ai entendu les femmes en parler.
— Certains prétendent que c'est le chef de ce village, répondit une des femmes dans un haussement d'épaules.
Mais Chasseur de Glace est son fils, ajouta-t-elle en désignant sa sœur du menton. C'est lui notre chef.
Coquille Bleue hocha la tête puis, pesant ses mots avec soin, dit :
— Les femmes prétendent que le Corbeau a trois fils mais qu'un est mort.
— Il n'a pas de fils, rétorqua une des vieillardes. Pas pour le moment.
— Qu'est-il arrivé au fils de Queue de Lemming ?
— J'ai entendu...
— Il a été vendu avec Queue de Lemming.
La vieille femme marqua une pause, penchée sur son tissage faiblement éclairé. Elle se racla la gorge avant d'ajouter :
— Queue de Lemming, son fils Souriceau et le fils de Kiin, la femme du Corbeau, l'enfant qu'il a appelé Shuku, tous ont été vendus.
A ces mots, Coquille Bleue ne parvint pas à tenir ses mains tranquilles. Elles se tordaient et se tortillaient sur son suk.
— Pourquoi ? demanda-t-elle quasi imperceptiblement.
Les sœurs firent comme si elle n'avait rien dit et se remirent à l'ouvrage. Je ne suis pas là, se rappela Coquille Bleue. Je ne suis qu'une esclave.
Elle se releva, remercia les sœurs, et quitta la demeure. Mais, tandis qu'elle se frayait un chemin entre les ombres pour rentrer chez Poils au Menton et Fille du Jour, elle entendit qu'on l'appelait. Elle se retourna et vit une des sœurs qui s'approcha, lui agrippa le bras et tira tant que Coquille Bleue dut se pencher vers la bouche de la vieillarde.
— Kiin, dit la vieille. Est-elle en bonne santé ?
— Elle est morte, répondit Coquille Bleue ainsi que sa fille le lui avait demandé.
— Takha ?
— Il est mort.
Les mots lui brûlèrent la langue.
85
La nuit de la pleine lune, Coquille Bleue rampa hors de la demeure de Poils au Menton. Cette fois, elle portait le petit sac contenant les rares biens qui lui appartenaient. Elle s'arrêta d'abord aux claies de séchage où elle prit quelques poignées de viande. Elle regarda vers l'eau, à gauche de la baie : elle longerait cette plage, à hauteur des roseaux.
Pendant la pleine lune, les membres de la tribu des Morses étaient nombreux à sortir, qui péchant, qui réparant un ikyak comme en plein jour ; il lui faudrait donc se montrer prudente. Une fois qu'elle aurait quitté la baie, il n'y aurait plus personne à l'exception de Longues Dents venant à sa rencontre pour la ramener chez les siens. La douleur qui pesait sur son cœur s'allégea et Coquille Bleue n'éprouva plus que l'excitation de l'espoir, la joie de retrouver sa fille, Takha et tous les gens du village.
Elle rampa hors des ombres des maisons et dépassa les rangées d'ikyan. Ces Morses étaient étranges à vivre ainsi sous la pleine lune comme s'ils étaient de ces animaux qui peuplaient les récits — loups, ours, caribous. Utilisant indifféremment le jour et la nuit. Dormant et mangeant uniquement par nécessité.
Elle était assez loin du village, marchant le long de la baie, approchant de l'endroit où celle-ci rejoignait la mer, où le sable de la plage cédait la place au gravier et à la roche. C'est alors qu'elle entendit un homme chanter et ce fut comme si l'esprit de Kiin murmurait le nom à son oreille. Coquille Bleue sut que c'était le Corbeau.
Elle s'accroupit dans les herbes hautes et, risquant un œil furtif, vit qu'il pagayait dans un ik de commerçant et qu'il était seul. Il se dirigeait vers la baie et s'apprêtait à accoster.
Coquille Bleue en eut le souffle coupé. Soudain, elle fut paralysée. Au moment où le Corbeau s'extirpa de l'ik, elle réussit à se hisser sur ses mains et sur ses pieds. Elle s'enfonça plus profondément dans l'herbe et ne bougea plus.
Elle entendit de nouveau la voix du Corbeau, assez haute pour donner l'impression qu'il s'adressait à quelqu'un. Inclinant la tête, elle constata qu'il était assis sur ses talons à côté de son embarcation. Puis elle demeura où elle était et observa.
Le Corbeau avait la gorge rauque à force de s'entraîner, il continua pourtant. La voix monta de l'avant de l'ik. Il parla de nouveau et la voix parvint d'un rocher de la plage, puis d'une touffe d'herbe au bord de la ligne de marée. Il entonna une incantation mais les mots sortirent avec sa propre voix, alors il recommença.
Cette fois, il serra la gorge jusqu'à ce que les mots donnent l'impression de monter d'un tunnel étroit derrière sa langue. Il hocha la tête avec satisfaction tandis que la voix lui arrivait de la grande ivraie en haut de la plage.
L'herbe remua. Un loup ? se demanda-t-il en essayant de distinguer dans l'obscurité. Non, pas un loup, autre chose. Un ours ? Non, trop petit. Peut-être un ourson. Lentement, il inclina le dos en arrière, lentement il tendit la main et prit dans l'ik sa lance et son projecteur. Il ajusta celui-ci à sa main et dut baisser les yeux pour fixer la pointe de sa lance au crochet du projecteur. Quand il releva la tête, ce qu'il avait vu avait disparu, perdu dans les ombres.
Le Corbeau avança et recula la tête, utilisant la vision nocturne plus claire qui émane du coin de l'œil ; malgré cela, rien. Un esprit ? A vrai dire, il ne savait pas encore quelles puissances il attirerait par ses voix. Il parla de nouveau, rétrécissant sa gorge pour que les mots parviennent de l'herbe. Cette fois encore il eut la certitude de voir quelque chose bouger.
— Si tu es esprit, montre-toi, appela-t-il enfin avec sa voix à lui. Si tu es esprit, dis-moi ce que tu es venu me dire.
Il attendit. En vain.
Il avait pensé passer un certain temps ici, sous la pleine lune, afin d'exercer sa voix avant de rentrer au village. Mais comment était-ce possible si un animal se tapissait dans l'herbe ?
Il porta son regard jusqu'au village, vit les feux de plage et sut que les hommes étaient éveillés. Il ne voulait pas aller les retrouver dès maintenant. Qu'ils se lèvent le lendemain matin pour constater sa présence. Qu'ils s'émerveillent de ce qu'il était devenu. Qu'ils trouvent quelque mystère à ce qu'il accomplissait.
Mais comme il y avait un esprit sur la plage, il ne pouvait rester. De rage, il arma son bras, de rage il projeta sa lance vers l'obscurité de l'herbe. Il entendit le coup porter, puis un son comme celui du vent qui siffle soudain, puis rien, nul gémissement, nul cri.
— C'était un esprit, chuchota le Corbeau.
Il observa l'herbe : silence, immobilité. Pourtant, on ne savait jamais ce qui pouvait courroucer un esprit. Il faillit aller récupérer son arme, faillit rester pour exercer ses voix. Mais il se vit alors se diriger vers les hommes encore sur la plage, sortir de l'ombre dans son ik. Qui n'en percevrait le mystère ? Pourquoi attendre le matin ?
Alors, abandonnant sa javeline, il remit son canoë. S'il avait heurté un esprit, pourquoi risquer plus avant sa colère ? Dès demain, il enverrait un gamin récupérer sa lance.
Le Corbeau pagaya à longs coups aisés. La baie était calme. Il sentait l'odeur de la fumée âcre et épaisse du feu de plage — des os de phoque en train de se consumer — et percevait le reflet des flammes dans l'eau. Il appela les hommes, souleva sa pagaie et se mit debout avec précaution. Il ouvrit la bouche pour proclamer son nom et entendit les hommes l'appeler avec cérémonie, presque comme une incantation.
Il se rassit et accosta en trois coups de rame.
— Où sont tes marchandises ? s'enquit un des hommes.
— Là, dit le Corbeau en pressant une main sur sa poitrine. Dyenen, puissant chaman du Peuple des Rivières, a partagé avec moi la connaissance de ses pouvoirs. J'ai passé de nombreux jours dans la prière et le jeûne afin de gagner moi-même ce pouvoir.
— On t'a rarement vu jeûner, remarqua le mari de Lanceuse d'Ardoise.
Plusieurs hommes s'esclaffèrent mais le Corbeau retint une réplique furieuse. Au lieu de quoi, il serra la gorge et fit venir une voix du feu de plage.
— Qui es-tu pour douter des pouvoirs spirituels d'un chaman ?
Les hommes reculèrent, regardèrent le feu avec admiration et étonnement, puis regardèrent le Corbeau. Ils se turent un moment puis tous se mirent à parler en même temps. Des paroles de louange, de crainte. Le Corbeau songea à Queue de Lemming, à Shuku et à Souriceau. Il sourit et murmura :
— Bonne affaire.
86
Chasseurs de Baleines
Mer de Bering
Ils dépassèrent la plage des Commerçants au cours de la nuit. La lune s'était couchée et il faisait noir. Kukutux distinguait l'ikyak de son mari derrière l'ik des femmes, entendait sa voix murmurer des paroles de colère contre le chef de ce petit village niché au fond de la longue baie à deux bras. De la mer, on ne voyait pas le village, mais Kukutux sentait la différence dans l'air comme ils passaient, comme si les prières des habitants apportaient un peu de douceur au vent. Bientôt, elle fut trop occupée à pagayer, à lutter contre le ressac à l'endroit où la baie se vidait dans la mer, pour remarquer la moindre différence.
Puis ils se retrouvèrent dans la houle régulière de la mer du Nord. Kukutux repoussa de ses yeux ses cheveux raidis par le sel. Elle aurait bien voulu avoir été autorisée à rester avec les anciens au village des Chasseurs de Baleines. Ils auraient cette année une vie agréable. Avec peu de bouches à nourrir et les provisions laissées par Roc Dur, ils ne souffriraient pas de la faim.
— Vois-tu les hommes ? demanda Panier Moucheté.
— Seulement Waxtal, répondit Kukutux. Il est derrière nous.
Et elle se demanda comment Panier Moucheté pouvait espérer qu'elle distingue quoi que ce soit dans le noir.
— Je crois qu'ils sont loin devant, ajouta-t-elle.
— Ils nous ont obligées à venir et ils ne nous attendent même pas, protesta Elle Pleure d'une voix geignarde qui écorcha les oreilles de Kukutux.
— Ils trouvent que nous lambinons, dit Panier Moucheté. Pourtant ils se doutaient bien que nous ne pourrions soutenir leur rythme avec nos iks. Même un chasseur avance moins vite en ik qu'en ikyak.
— Nous devrions faire demi-tour, suggéra Elle Pleure.
Kukutux serra les dents pour ne pas répondre. Quelle sottise de croire qu'elles pouvaient retourner chez elles ! Cela faisait maintenant deux lunes qu'ils voyageaient.
Chaque journée était remplie de récriminations et de colère. Mais ces plaintes étaient contre les époux, pas contre Waxtal. C'est lui qui lèverait la malédiction qui pesait sur les Chasseurs de Baleines. Pourquoi lui adresser le moindre reproche ?
Pourtant, plus Kukutux était épouse de cet homme, plus elle se posait de questions sur ses pouvoirs, il avait sculpté la défense, mais c'était visiblement la seule chose qu'il savait faire. Il ne chassait pas, ne fabriquait pas d'armes, ne péchait pas.
Il lui arrivait de prier et de jeûner. Mais la plupart du temps, il mangeait la part de deux chasseurs et souvent, alors qu'il prétendait être en prières, Kukutux l'avait surpris en train de dormir. Cependant, pourquoi douter d'un homme qui parlait aux esprits ? S'il possédait véritablement de grands pouvoirs, ses doutes à elle attireraient non seulement le courroux de son époux mais celui des esprits.
La bataille contre Samig et les Traqueurs de Phoques serait la preuve des pouvoirs de Waxtal, songea Kuku-tux. Mais elle ne pouvait s'empêcher d'être inquiète et affolée.
Comment un homme aussi vieux que Waxtal pouvait-il tuer un jeune chasseur comme Samig ?
Répondant à sa propre question, Kukutux se souvint que le pouvoir ne réside pas seulement dans la chair et l'os. La force de Waxtal était une force intérieure émanant de ses sculptures.
Elle inspira profondément. Ses épaules étaient douloureuses et ses mains si serrées autour de sa pagaie qu'elle se demandait si ses doigts se redresseraient un jour. Mais les mois dans l'ik avaient paru renforcer son bras gauche et renforcé son coude, elle parvenait maintenant, encore qu'avec effort, à redresser son bras.
Et si Waxtal était tué ? Kukutux frémit — elle était loin de son village, loin de l'île qu'elle connaissait. Si elle se retrouvait sans mari, les autres Chasseurs de Baleines la nourriraient-ils ?
Oui, se dit Kukutux en essayant d'oublier les récits d'autrefois concernant les veuves qu'on laissait mourir de faim au cours des hivers les plus rudes afin que vivent mères et chasseurs.
En outre, songea Kukutux, pourquoi Roc Dur ferait-il combattre Waxtal ? Mieux valait laisser les jeunes lutter contre Samig, mieux valait que ce soit un Chasseur de Baleines qui rompe la malédiction. Peut-être Roc Dur s'en chargerait-il personnellement. L'homme qui romprait la malédiction pourrait se proclamer chef. Qui refuserait à un tel homme l'honneur d'être alananasika ? Roc Dur courrait-il le risque de perdre cette dignité au profit d'un autre ?
Kukutux sortit sa pagaie de l'eau, la posa en travers et fit bouger ses épaules. Waxtal avait promis qu'une fois passée la plage des Commerçants — bientôt, dans un jour ou deux — ils parviendraient à un village de Premiers Hommes appelés Ugyuuns. Waxtal avait promis qu'ils y séjourneraient un jour et une nuit, un long repos avant de poursuivre leur périple, huit ou dix jours, qui les mènerait au village Morse. Waxtal avait affirmé que lui et les Chasseurs de Baleines seraient les bienvenus au village Morse, que la fille de Waxtal — épouse du chaman Morse — partagerait sa demeure et sa nourriture.
Kukutux tâcha d'oublier la douleur de ses bras pour songer à l'odeur de la viande qui cuit, à la saveur du pourpier et de l'huile de phoque, au goût des oursins dont on dégustait les œufs, riches et orange, à même la coquille. Elle rêva aux jours passés à tisser et à coudre, à chercher des clams. Elle se rappela la chaleur et le calme d'un ulaq, les lampes à huile qui brûlent et se réjouit que Waxtal ait décidé de ne pas être éternellement commerçant. Pagayer jour après jour était terrible. Mieux valait être en sécurité dans l'ulaq d'un époux et emplir ses yeux de choses connues.
87
Chasseurs de Morses
Baie de Chagvan, Alaska
D'abord, il n'y eut aucune douleur, rien qu'un coup violent dans le dos et l'impossibilité de bouger. Coquille Bleue fut tellement surprise qu'elle n'appela même pas. Mais elle avait vu l'homme et sa cape de plumes. C'était le Corbeau. Il était seul et, pour quelque obscure raison, avait lancé son arme sur elle. Elle attendit, persuadée qu'il viendrait constater son forfait.
Mais il regagna son ik et s'éloigna de la rive. Elle éleva la voix pour l'appeler mais il parut ne rien entendre. Elle tendit une main qu'elle referma sur la lance. Le fourreau était poisseux de son sang. Elle tira mais la lance ne bougea pas. Alors, vint la douleur. Elle hurla, appela des personnes mortes depuis longtemps, sa mère, son père. Elle appela sa fille Kiin, désormais bien loin sur la plage des Commerçants, elle appela son époux, Longues Dents, cet homme rieur aux manières si douces.
La douleur attira des rêves et, pour un temps, Coquille Bleue se perdit dans des mondes étranges. Elle dormait sans dormir, volait dans des lieux où seuls vont les oiseaux, puis revenait pour se retrouver clouée au sol par la lance du Corbeau.
Soudain, elle entendit le bruit d'une pagaie. C'est sûrement le Corbeau. Elle essaya de nouveau d'appeler. Cette fois, sa voix avait retrouvé quelque force. Il allait l'entendre. S'il pouvait juste lui arracher la lance, elle rentrerait au village, travaillerait dur pour eux... mais non, elle était censée retrouver son père... non, son époux Longues Dents. Lui dire... lui dire... il y avait quelque chose qu'elle devait lui dire.
Ses yeux se fermèrent, elle s'obligea à les rouvrir. Elle appela jusqu'à ce que sa bouche n'arrive plus à former de mots. Elle était trop fatiguée, son dos la brûlait et la lance la pressait de plus en plus contre le sol. Elle dormit. Puis une voix retentit.
— On m'appelle Asxahmaagikug, murmura Coquille Bleue. Je suis esclave...
Quelqu'un fut à côté d'elle, qui essaya de la retourner. Elle ouvrit les yeux. Longues Dents. Elle leva une main mais ne réussit pas à essuyer les larmes de son mari.
— Pourquoi ? demandait-il. Pourquoi ?
Coquille Bleue ne comprit pas tout de suite la question, mais elle sentit bientôt la main de Longues Dents sur la lance.
— Non, murmura-t-elle.
La douleur revint, tranchant dans son corps comme une lame. La terre fut douce sous elle et elle s'agrippa à Longues Dents, appelant de toutes ses forces.
— Les Rivières, les Rivières, les Rivières...
Puis la douleur disparut et le monde fut un monde nouveau, éclatant et elle écarquilla les yeux pour le voir.
88
Longues Dents s'empara de la lance. Il en étudia les marques puis proclama à voix haute :
— Le Corbeau.
Cela commença par un murmure pour s'élever en cri, puis en hurlement.
— Le Corbeau ! Le Corbeau ! N'est-ce pas assez que tu aies tué Amgigh ? Il te fallait aussi tuer ma femme ?
Son cri se mua en un long gémissement plaintif. Puis il s'agenouilla près de Coquille Bleue, caressa ses cheveux et son visage. Il resta longuement immobile, sans parler. Puis il couvrit son visage de ses mains et pleura.
Quand le soleil parut dans le ciel oriental, fine ligne de rouge sur la terre, Longues Dents alla à son ikyak d'où il rapporta une peau de phoque prise dans son sac de provisions. Il en fit un linceul. Après quoi il ramassa des pierres sur la plage et en recouvrit la dépouille de Coquille Bleue.
Puis il fixa la lance du Corbeau en travers du pont de son embarcation, s'engagea dans la baie et pagaya en direction du village Morse.
Le Corbeau gagna son côté de la demeure d'Oreilles d'Herbe. La lampe était froide, l'huile épaisse et partiellement gelée. Nulle odeur de nourriture en train de cuire, nulle voix de femme. Il posa son paquet par terre puis appela les épouses d'Oreilles d'Herbe pour leur demander de venir allumer la lampe à huile et apporter à manger.
L'une d'elles parut et épointa la mèche avec son couteau de femme. Puis elle alluma la lampe et sa sœur apporta du poisson séché et quelques oursins frais.
Le Corbeau craqua les coquilles et prit les œufs à l'aide de son ongle. Il ouvrit la bouche pour demander de l'eau mais les femmes avaient déjà regagné leur habitation. Le Corbeau se servit donc. L'outre était presque vide. Les autres, d'ordinaire rassemblées comme autant de petites lunes blanches au sommet du logis, étaient vides, elles aussi. Les femmes de ce village s'imaginaient-elles qu'un chaman allait lui-même chercher son eau ?
Il dénoua les vessies qu'il porta aux femmes puis, sans un mot, regagna sa partie d'habitation. Il lui faudrait se procurer une épouse. Un homme ne pouvait vivre sans femme pour coudre son parka, lui préparer à manger, chauffer son lit et lui apporter de l'eau.
Il ouvrit un autre oursin. Mais qui ? Il ne restait plus aucune jolie femme au village. Tous les maris possédaient la leur. Il y avait bien la fille de Poils au Menton, mais elle n'avait pas encore eu son premier sang. D'ailleurs, il préférait une veuve qui savait déjà comment plaire à un mari. Les seules veuves du village étaient celles du frère aîné de Queue de Lemming, soupira-t-il. Et quelle femme accepterait d'épouser l'assassin de son mari ?
Il est vrai qu'il avait tué l'époux de Kiin... Le Corbeau se demandait si elle était toujours vivante, de retour auprès de celui qu'elle appelait Samig, ou si elle était morte, perdue quelque part en mer du Nord. Dans quelques jours il retournerait au village Ugyuun pour en avoir le cœur net.
Le rideau de séparation bougea. Le Corbeau attendit que les épouses d'Oreilles d'Herbe lui apportent son eau. Elles étaient d'une lenteur ! s'exaspéra-t-il. Mais à quoi pouvait-on s'attendre ? Oreilles d'Herbe exigeait si
peu de ses épouses qu'elles n'avaient jamais appris à servir correctement.
— Vous en avez mis du temps ! observa-t-il sans lever les yeux de son oursin.
— Je suis venu te rendre ta lance.
C'étaient des mots en langue des Premiers Hommes. Des mots prononcés avec dureté. Le Corbeau leva les yeux. Il retroussa les lèvres et grinça des dents. Qui était cet homme qui paraissait dans son logis et s'exprimait sans politesse ?
— Qui es-tu ? demanda le Corbeau d'une voix mauvaise.
Il se leva et, sans tourner le dos à l'homme, gagna en deux enjambées le coin où il rangeait ses armes. Il saisit un harpon à morse dans sa main gauche et une javeline dans sa main droite.
— Je suis Longues Dents, des Premiers Hommes, époux de Coquille Bleue, la femme que tu as tuée avec ta lance.
Le Corbeau regarda en douce l'arme dans la main de l'homme et reconnut celle qu'il avait lancée dans l'herbe le matin même. La pointe d'andésite était tachée de sang.
— Je ne t'ai pas invité dans ma demeure, dit le Corbeau. Je n'ai pas tué ta femme. Je ne te connais même pas. Je ne la connais pas.
Chasseur de Glace surgit alors, arrachant le rideau de séparation.
Le Corbeau remarqua du coin de l'œil qu'Oreilles d'Herbe était réfugié contre le mur du fond, ses épouses derrière lui.
— J'ai appelé mes fils, dit Chasseur de Glace au Corbeau en langue Morse. Qui est cet homme ?
— Il dit qu'il est des Premiers Hommes.
Un couteau de manche dans une main, une lance dans l'autre, Chasseur de Glace pointa le couteau vers Longues Dents.
— La lance ? Le sang de qui ?
— Il prétend que j'ai tué sa femme.
Comme s'il ne voyait ni n'entendait Chasseur de Glace, Longues Dents leva la lance et demanda au Corbeau :
— Est-ce la tienne ?
Chasseur de Glace étudia l'arme. D'un mouvement rapide du menton, il désigna les marques sur la hampe et regarda le Corbeau.
— Est-ce la tienne ?
— Oui, c'est bien ma lance.
— Le sang de qui ? répéta Chasseur de Glace.
Puis, se tournant vers Longues Dents, il demanda
dans la langue des Premiers Hommes :
— Où était ta femme ? Pourquoi le Corbeau l'aurait-il tuée ?
— Je ne sais pas, répondit Longues Dents, mais elle est morte. Je l'ai trouvée ce matin, une lance fichée dans le dos. Cette lance-là.
— Étais-tu en train de chasser ou de faire du troc ?
— Ma femme a été volée et vendue comme esclave. J'étais à sa recherche. Elle avait pour nom Asxahmaa-gikug.
— Asxahmaagikug était esclave de Poils au Menton. Si quelqu'un l'a tuée, peut-être est-ce Poils au Menton.
— Est-ce la lance de Poils au Menton ? demanda Longues Dents. Je suis venu dans ce village, j'ai demandé aux hommes près des casiers d'ikyan à qui appartenait cette lance et dans quelle demeure il vivait. Ils m'ont dit que c'était le logis du Corbeau. Ont-ils menti ?
— C'est bien sa lance, répondit Chasseur de Glace.
— Je n'ai pas tué la femme, rétorqua le Corbeau.
Et une colère contre tout ce qui lui était arrivé s'empara de lui. Il avait projeté sa lance en direction d'un esprit. Mais qui pouvait dire de quoi un esprit était capable ? Peut-être s'était-il changé en cette femme achetée par Poils au Menton. Peut-être nuirait-elle aux Chasseurs de Morses. Si tel était le cas, alors tout était pour le mieux. Pourquoi lui reprocher quoi que ce soit ?
Ce chasseur Premiers Hommes exigerait probable-ment quelque compensation, sans doute de quoi s'acheter une nouvelle épouse. Cet homme était un imbécile s'il s'imaginait que le Corbeau allait abandonner des marchandises pour rembourser une esclave morte.
Chasseur de Glace intervint de nouveau.
— Reste ici et ne tue personne. Je vais chercher Poils au Menton.
Longues Dents acquiesça d'un bref signe de tête mais ne quitta pas le Corbeau des yeux. Les deux hommes attendirent, armes à la main, s'observant mutuellement. Chasseur de Glace revint avec Poils au Menton.
— Il dit qu'Asxahmaagikug était partie ce matin et qu'il ne l'a pas vue depuis hier soir, expliqua Chasseur de Glace.
— Je n'ai pas tué ton esclave, protesta le Corbeau à l'adresse de Poils au Menton. Je ne paierai pas pour elle.
— Cet homme affirme être son mari, dit Chasseur de Glace à Poils au Menton en désignant Longues Dents.
— Votre chaman a tué mon épouse.
— Si tu ne l'as pas tuée, dit Chasseur de Glace au Corbeau, pourquoi est-il en possession de ta lance ? Pourquoi la pointe est-elle tachée de sang ?
— Je suis rentré la nuit dernière de mon voyage chez les Rivières, commença le Corbeau. J'ai accosté non loin d'ici pour prier, chanter, demander protection pour mon village. Il y avait un loup sur la plage. Dans l'obscurité, j'ai lancé ma javeline. Sur un loup. Peut-être ne connaissais-tu pas véritablement ton épouse. Peut-être était-elle animal et non femme. En ce cas, elle est aussi bien morte.
Longues Dents dévisagea longuement l'homme. Puis, lentement, il abaissa la lance du Corbeau et la posa contre le mur. Fermant les yeux, il secoua la tête.
— Elle n'était pas loup, elle était femme.
— Si tu l'as tuée, tu me dois deux ventres de phoque d'huile, dit Poils au Menton au Corbeau.
Ce dernier désigna Longues Dents.
— Si on lui a volé sa femme et que tu l'as prise comme esclave, tu lui dois davantage.
Poils au Menton murmura quelque chose dans un souffle, tourna les talons et s'en alla.
— Je te donnerai de l'huile, dit le Corbeau à Longues Dents.
Celui-ci ouvrit la bouche pour parler puis hocha la tête et se détourna.
— Je ne dis pas que cette femme ne vaut que deux ventres de phoque d'huile, ajouta le Corbeau, mais c'est mieux que rien. Elle a des enfants ?
— Une fille.
— Prends l'huile pour elle.
Longues Dents attendit pendant que le Corbeau tirait deux ventres de phoque d'huile de sa cache de nourriture.
— Les prendras-tu ? demanda le Corbeau.
Longues Dents fit signe que oui.
— Dis à la fille que la femme était un loup. Je n'avais pas le choix.
— Je le lui dirai.
Le Corbeau tendit les conteneurs. Longues Dents en mit un sous chaque bras. Le chasseur Premiers Hommes ferma les yeux. Quand il les rouvrit, le Corbeau y vit des larmes.
— Prends ceci.
Il ôta de son cou un collier de perles creuses faites d'arêtes centrales de saumon et le passa au cou de Longues Dents.
— Il m'a été donné par un chaman du Peuple des Rivières. J'y étais pour bénéficier de son enseignement. Ce collier a du pouvoir.
Longues Dents quitta le logis. Chasseur de Glace l'accompagna jusqu'au bord de l'eau et l'aida à fixer les ventres d'huile à l'intérieur de son ikyak.
— Je suis désolé pour tout cela, dit-il.
Longues Dents s'éclaircit la gorge, se pencha pour caresser son bateau puis, levant les yeux, dit :
— Il y avait une autre femme, également vendue
comme esclave. Elle ne m'appartient pas mais son père est une fois venu dans notre village à sa recherche. Elle avait deux fils. Son nom est Kiin.
Chasseur de Glace baissa les paupières et passa une main sur son visage.
— Je suis navré. Elle aussi est morte, ainsi que ses fils. Elle était sortie dans son ik. Il s'est produit quelque chose. Elle s'est noyée.
— Si je vois son père, je le lui dirai.
Sur quoi il porta la main au collier offert par le Corbeau.
— Le Corbeau est un chaman, dit Chasseur de Glace. Il ne pense qu'au pouvoir. Mes fils affirment qu'il a vendu sa femme Queue de Lemming et son fils Souriceau au chaman Rivière afin qu'il lui prodigue son enseignement. Le collier vaut beaucoup plus qu'il n'y paraît.
Longues Dents ne répondit pas. Il poussa son ikyak dans l'eau, s'installa et se mit à pagayer. Il retourna à l'endroit où il avait laissé le corps de Coquille Bleue enseveli sous les galets.
— Le garçon est parti, lui chuchota-t-il. Chasseur de Glace dit qu'il est mort.
Longues Dents resta longtemps assis près de la tombe mais finit par regagner son canoë. Pourtant il fit immédiatement demi-tour, ôta le collier du Corbeau et le glissa entre les pierres tumulaires.
Il était dans son ikyak, presque à l'embouchure de la baie, quand le vent parla — un mot, la dernière parole de Coquille Bleue.
— Rivière.
89
Peuple des Rivières
Fleuve Kuskokwim, Alaska
— Tu ne sais pas sculpter, n'est-ce pas ? demanda Dyenen à la femme.
Elle sourit et releva son tablier, ouvrit ses jambes et lui tendit les bras.
— Je suis un vieil homme. Tu crois pouvoir me faire oublier en m'attirant dans ta robe de nuit. J'ai quatre autres épouses qui savent me plaire plus que toi.
La femme esquissa une moue.
— Je sais sculpter.
Elle fit un grand geste de la main pour indiquer les morceaux de bois et d'ivoire alignés contre le mur.
— Regarde, des animaux. Des loups, des phoques et des lions de mer. Deux morses et quatre oiseaux.
— Ce n'est pas toi qui les as sculptés, rétorqua Dyenen avant de quitter son logis.
Il arpenta les chemins de son village. Dans la maison longue, qui appartenait à la femme Deux Mains, la mort avait frappé : une fillette nouveau-née et un garçon de trois étés. On avait volé le souffle du nourrisson pendant la nuit, l'enfant s'était étouffé avec un bout de viande.
Deux Mains ne reprochait rien à Dyenen. Les deux petits étaient déjà morts quand elle les avait amenés au chaman. Qu'aurait-il pu faire ?
Dans le logis suivant, un vieil homme était mort. Autrefois, c'était un grand chasseur. Même dans son grand âge il était resté plein de vigueur, mais une douleur fulgurante à l'épaule l'avait affaibli et il était parti en six jours. Les incantations de Dyenen n'avaient pas réussi à tenir la mort à l'écart.
Dans une habitation au bord du village, une jeune mère avait rendu l'esprit. Nul ne savait pourquoi. Elle était en train de réparer un filet à poisson dans la rivière quand elle était tombée raide. Puis ce fut le tour de sa sœur, trois jours après, une douleur au côté devenue si violente qu'elle n'avait pu supporter de rester dans le monde du soleil. Son mari racontait qu'il avait entendu la sœur trépassée l'appeler la nuit.
Dyenen ne se souvenait pas d'autant de décès inexpliqués en si peu de temps. A quoi bon avoir un chaman s'il est incapable de protéger son peuple ? Tout le monde mangeait à sa faim, tout le monde respectait les tabous et pourtant la mort rôdait. Et qu'est-ce qui avait changé au village ? Quelle chose nouvelle était venue qui pourrait être la cause de tant de drames ? Rien mise à part la femme Kiin.
Une petite voix, comme une de celles que Dyenen gardait dans sa gorge, s'exprima. Elle venait du coin reculé de ses pensées avec la faiblesse d'une voix d'enfant.
— Le Corbeau a menti. La femme qu'il t'a donnée n'est pas Kiin. Les enfants qu'il t'a donnés ne sont pas les enfants de Kiin. Tu as troqué la sécurité de ce village contre l'espoir d'avoir un fils. Par pur égoïsme. Tu possédais toutes choses dans la vie : de bonnes épouses, un village prospère, un bon logis, suffisamment à manger, de jolies filles, le respect des hommes de ton village et des villages éloignés de la rivière. Tu avais toutes choses sauf un fils. Pourtant, tu ne t'en contentais pas.
Déambulant entre les habitations, Dyenen répondit à la voix avec colère :
— Un homme a-t-il tort de vouloir un fils, un chasseur ? Il apporte de la viande pour le village et les enfants sont nourris. Est-ce si terrible qu'un homme brûle du désir d'avoir un fils? D'autant que j'ai des pouvoirs. J'ai beaucoup appris. Il me faut quelqu'un à qui tout transmettre de sorte que le savoir que j'ai récolté ne soit pas oublié.
— Tu as déjà enseigné à quelqu'un, reprit la voix en langue Morse, avec ses sons rudes et étranges.
— Il a peu appris. Il n'a pas compris ce qui était important.
— Alors tu ne l'as pas choisi avec sagesse.
— Comment un homme peut-il savoir ce qui est dans le cœur d'un autre homme ?
— Ton fils serait-il différent ?
— Il aurait mon sang.
Alors la voix se tut. Mais la colère de Dyenen enfla et oppressa bientôt sa poitrine. Il rentra chez lui, trouva sa nouvelle épouse en train de nourrir un des bébés. L'oiseau d'ivoire gisait à côté d'elle, guère plus avancé que la veille.
Un homme voit ce qu'il veut voir, songea Dyenen.
— Ne me mens pas, ordonna Dyenen. Je connais des moyens de savoir la vérité. Tu m'as entendu parler aux esprits. Tu les as vus ébranler cette demeure. Tu as entendu leurs voix. Si tu ne me dis pas la vérité, je les appellerai dès ce soir. Ils resteront avec toi. Je ne saurais dire ce qu'ils feront de toi quand je serai parti.
La femme pâlit et tendit les mains comme un enfant suppliant qu'on le prenne dans les bras.
— Qui es-tu ? demanda Dyenen.
— Je suis Kiin, répondit-elle faiblement.
— Qui es-tu ? réitéra-t-il.
— Kiin.
— Tu mens !
— Je suis Kiin !
— Non ! Prends tes bébés et quitte notre village. Retourne à Saghani.
— Je ne connais pas le chemin, protesta-t-elle en refermant ses bras sur l'enfant.
— Tu ne peux rester si tu ne me dis pas qui tu es.
— Kiin est morte, avoua enfin la femme. Quand le Corbeau te l'a promise, il ne le savait pas. Moi, j'étais son autre épouse.
Elle releva le menton, pinça les lèvres avant d'ajouter :
— J'étais sa première épouse — plus importante que Kiin — alors il m'a donnée à la place.
— Et ces garçons, l'un d'eux est-il son fils ?
La femme contempla longuement les garçons. Souriceau tétait. Shuku, plus vieux et plus fort, marchait à pas rapides en tout sens.
— Un de ses fils est mort, je te l'ai déjà dit. L'autre, le Corbeau te l'a apporté.
Elle leva le menton en direction de Shuku.
— C'est mon fils. Celui-ci, dit-elle en soulevant Souriceau, est le fils de Kiin. C'est lui qui devrait recevoir l'enseignement de chaman. Il porte les pouvoirs de sa mère.
Elle prit entre ses doigts l'ikyak en ivoire cousu sur le parka de Souriceau.
— Tu vois ? Son amulette est une sculpture de sa mère.
— Souriceau te ressemble. On dirait que c'est ton fils.
— Kiin était ma jeune sœur. Nous nous ressemblions.
C'est possible, songea Dyenen. Les hommes épousent souvent des sœurs. De toute façon, les garçons lui appartenaient, maintenant. Ils avaient trouvé une place dans son cœur. Il ne voulait pas les abandonner et la femme paraissait être une bonne mère.
Dyenen pensa au village, aux mensonges du Corbeau. La femme n'était pas Kiin et pourtant ils l'appelaient Kiin et avaient détourné le pouvoir de ce nom. Ils
avaient insulté une femme au grand talent de sculpteur et attiré le courroux des esprits — l'esprit de son âme, l'esprit de son nom. Il n'était pas surprenant que tant de gens soient morts.
S'il jeûnait et priait, s'il disait à Kiin morte qu'il l'honorerait par des chants et des incantations, qu'il honorerait son fils et sa sœur, il pourrait peut-être lever la malédiction de son village et garder en même temps les deux garçons.
— Comment te nomme-t-on ?
— Je suis Queue de Lemming.
— Queue de Lemming. Je vais te garder pour épouse et garder tes fils.
90
Chasseurs de Baleines
Péninsule d'Alaska
Kukutux regarda les ikyan pointer vers le rivage.
— Les hommes rentrent, dit-elle aux autres femmes.
Soudain, l'ik fut empli du bruissement des paquets
que l'on renouait, des lignes que l'on relevait.
Les femmes pagayèrent jusqu'au moment où elles arrivèrent au bras de mer où les ikyan avaient tourné. Elles orientèrent leur canoë en eau peu profonde. Une fois sur la plage de graviers où les hommes avaient accosté, elles portèrent outres d'eau et peaux de phoque de poissons séchés jusqu'au camp choisi par les hommes.
Kukutux prit le rouleau de peaux de phoque qui servait à dresser un abri pour elle et Waxtal. Comme elle s'avançait vers l'ikyak de Waxtal, elle remarqua des traces dans le gravier, des chemins à travers l'ivraie.
Elle se précipita au côté de Waxtal.
— Il y a des gens ici, dit-elle en se penchant sur lui.
Il était lui-même penché sur la coque de son bateau.
— Sors-moi le nerf et l'alêne, ordonna Waxtal comme si de rien n'était.
— Il y a des gens ici, d'autres gens, insista Kukutux en haussant le ton. Est-ce la plage Ugyuun ?
— Je viens de te dire que j'avais besoin de nerf et d'une alêne, tonna Waxtal.
Il posa la main sur une fine coupure dans la couverture de son ikyak. Elle ne pénétrait pas le cuir de lion de mer mais était longue et pourrait craquer si l'ikyak se cognait sur des rochers ou rencontrait de grosses vagues.
Agacée, Kukutux secoua la tête, mais retourna chercher ses sacs de provisions. Elle trouva ce que Waxtal voulait.
Comme elle marchait la tête inclinée, elle faillit se cogner dans Phoque Mourant.
— Kukutux ! dit-il, retenant sa surprise et son rire.
Oubliant toute politesse, tout mot d'excuse, Kukutux
regarda Phoque Mourant et, désignant les pas sur le sable et les traces dans l'herbe, dit :
— Il y a des gens, ici. D'autres gens.
— Nous sommes proches d'un village. Waxtal les appelle Ugyuuns. Il dit qu'ils sont des Premiers Hommes.
— Nous avons donc encore huit à dix jours de voyage avant d'atteindre le village Morse ?
— Demande à Waxtal, répondit Phoque Mourant en haussant les épaules.
Kukutux s'apprêtait à poser une nouvelle question lorsque la voix furieuse de Waxtal l'appela. Elle s'empressa donc d'aller donner l'alêne et le nerf à son époux qui l'agonit d'injures. Ses mots tombaient comme la pluie sur la tête de la jeune femme.
Et, comme pour la pluie, Kukutux ne s'en soucia pas.
Elle n'est pas sans valeur, songea Waxtal en portant le regard sur l'abri qu'elle avait érigé. Il était imperméable et un homme avait largement de quoi s'y étendre de tout son long pour dormir. Mais à bien des égards, Kukutux le mettait en rage. La seule fois qu'il l'avait frappée, elle lui avait rendu coup pour coup sans hésiter. Depuis lors, il s'en était tenu aux paroles. Mais parfois, c'était insuffisant.
Waxtal était avec Roc Dur et Phoque Mourant qui discutaient de chasse à la baleine. Il fit la moue. Qu'était l'art de la chasse comparé à la domination sur les esprits, à l'art de sculpter ? Qui, au temps des enfants de leurs enfants de leurs enfants, saurait encore les noms de Roc Dur ou de Phoque Mourant ? Mais tous contempleraient les défenses de Waxtal et se souviendraient de lui.
— Connais-tu ces gens ? s'enquit Roc Dur en se tournant vers Waxtal.
— Les Ugyuuns ? J'ai troqué avec eux autrefois.
Roc Dur grommela, ce qui avait le don d'irriter Waxtal. L'homme était avare de paroles comme si ses pensées étaient trop importantes pour les partager avec d'autres. Roc Dur pouvait tenir Samig responsable de la malédiction du village Chasseur de Baleines, mais en tant qu'alananasika, il était responsable de son peuple. Peut-être ne passait-il pas suffisamment de temps à jeûner, ni suffisamment de temps à l'écart de ses femmes. Peut-être les baleines sentaient-elles son impureté et refusaient-elles de s'abandonner aux harpons des Chasseurs de Baleines.
Waxtal pointa du doigt en direction du chemin qui menait au village Ugyuun. Il s'écarta pour permettre aux deux hommes de prendre la tête, mais quand les monticules des ulas surgirent, Roc Dur ralentit le pas.
— Toi en premier, dit-il.
Même Roc Dur voit en moi un chef, pensa Waxtal. Qu'est un alananasika comparé à un chaman ?
Phoque Mourant désigna les casiers d'ikyan en piteux état et Waxtal tourna la tête pour remarquer :
— Ils sont paresseux et ne possèdent pas grand-chose, mais certaines de leurs femmes sont belles.
Repérant trois hommes Ugyuuns derrière les claies et deux autres assis sur un toit, tous à ne rien faire, Waxtal hocha la tête comme s'il acquiesçait à ses propres paroles. Un vieil ulaq à l'abandon pourrissait, les bons chevrons mêlés aux mauvais, le toit et un des murs complètement écroulés. Les claies à ikyan s'affaissaient, retenues tant bien que mal par des bâtons et des pierres.
Waxtal appela les hommes et les salua, mains ouvertes.
— Nous sommes du peuple des Chasseurs de Baleines. Nous nous rendons dans la tribu des Morses pour troquer, mais nous avons besoin de viande fraîche. Seriez-vous prêts à échanger des oursins contre du poisson séché ? De la viande d'oiseau contre des peaux de phoque ?
Les deux hommes glissèrent du toit pour rejoindre ceux de la plage. L'un d'eux avait en main une javeline à oiseaux. Les autres gardèrent leurs mains fourrées dans leurs manches.
Les poils se dressèrent sous les aisselles de Waxtal.
— Tu prétendais les connaître, chuchota Roc Dur.
Phoque Mourant s'avança, mains ouvertes et répéta
les salutations de Waxtal.
Le plus grand des Ugyuuns tendit les mains à son tour imité ensuite par les autres.
Waxtal poussa un profond soupir puis s'avança au-devant de Phoque Mourant.
— Nous ne venons pas en commerçants mais pour troquer et vous demander l'hospitalité d'une nuit sur cette plage.
— Vous êtes les bienvenus, mais nous avons peu à échanger, dit le plus grand.
— De l'eau ? suggéra Roc Dur.
— Oui, nous avons de l'eau.
— Du nerf? s'enquit Phoque Mourant.
— Un peu. Qu'offrez-vous en échange ?
— De l'huile, répondit Waxtal, ignorant volontairement le regard furieux de Roc Dur.
Ils en avaient assez pour se rendre chez les Morses. Après, ce n'était plus son affaire. Il ne retournerait pas dans l'île des Chasseurs de Baleines. Lui et Kukutux resteraient — et cela ferait deux bouches de moins à nourrir pour Roc Dur.
Peut-être, si les Chasseurs de Baleines manquaient d'huile pour le voyage de retour, décideraient-ils d'appartenir au village de Waxtal, ce qui lui procurerait davantage de gens sur qui exercer son pouvoir de chaman. Ou peut-être laisseraient-ils quelques enfants. Il prendrait volontiers la belle-fille d'Elle Pleure comme deuxième épouse. La plupart des chamans possédaient au moins deux épouses. S'ils tuaient Samig, les Chasseurs de Baleines lui devraient une femme de toute façon, une femme et bien davantage. Et s'ils voulaient quelque chose en échange, il leur donnerait Coquille Bleue. Une vieille contre une jeune.
— Nous troquerons un peu d'huile, intervint Roc Dur. Et du poisson séché. Des peaux de phoque, quelques-unes. Des têtes de harpon en os de baleine et des perles.
L'homme qui semblait être le chef des Ugyuuns leva les sourcils puis eut un bref regard pour ses compagnons. Plusieurs hochèrent la tête.
— Nous allons retourner chercher ce que nous avons à échanger, annonça Roc Dur.
Phoque Mourant et lui se retournèrent mais Waxtal, levant le menton vers le village Ugyuun, dit :
— Je les accompagne.
Waxtal savait que Roc Dur ne rapporterait pas beaucoup d'huile mais il ne voulait pas les accompagner. Pourquoi se charger de conteneurs de tous ordres ? Que les deux autres portent ce qu'il y avait à porter. Waxtal était un bon marchand. Les Chasseurs de Baleines avaient tout à gagner à le laisser parler.
Il perçut le regard furibond de Roc Dur mais lui tourna le dos et suivit les Ugyuuns.
Une fois à l'intérieur d'un ulaq, les hommes s'accroupirent près d'une lampe à l'huile. D'un coin sombre, une femme vint, jeune et belle ; son suk aurait pu être confectionné par Chagak, avec ses points compliqués et ses plumes magnifiques.
Tandis que les yeux de Waxtal s'accoutumaient à l'obscurité, il observa l'intérieur du logis. Tout était propre et ordonné, ce qui l'étonna. Ce n'était pas la première fois qu'il pénétrait dans une demeure Ugyuun. Tout y était généralement entassé n'importe comment et il y régnait une odeur de bruyère pourrissant sur le sol et une puanteur de vieux poisson épaisse comme de la fumée. Cet ulaq, au contraire, fleurait bon la bruyère fraîche, l'ivraie nouvellement tissée et la viande qui cuisait. Les mèches des lampes à huile étaient épointées et même à l'autre bout de la pièce, il constatait que le rideau de la cache de nourriture était renflé.
— Je suis Aigle. Voici Petite Plante, mon épouse, dit l'Ugyuun. Bienvenue dans mon ulaq.
Waxtal hocha la tête puis prit un bâton de viande séchée dans un récipient que la femme lui tendait.
— Vous possédez une belle demeure, remarqua Waxtal. Vous avez eu des chasses bienheureuses cet été.
— Ce fut un bon été, dit l'homme qui sourit à sa femme.
Elle posa une main sur son ventre et Waxtal se demanda si elle portait un enfant. Il leva les yeux sur l'épaule de son suk et remarqua un morceau d'ivoire qui y était cousu. Son ventre se serra instantanément et il eut la bouche sèche. La figurine représentait un guille-mot aux ailes déployées.
L'œuvre de Kiin. Qui ne reconnaîtrait son travail ? Chaque sculpture était si... si... que dire ? Achevée. Comme si le couteau savait ce qui était nécessaire, quelles lignes, quelles courbes — et s'y tenait.
— Troquerez-vous donc contre de l'eau et de la viande fraîche ? s'enquit Aigle.
— Oui. Contre ce dont nous avons besoin ainsi que d'autres choses. Ça, ajouta-t-il en levant la main. Que demandez-vous pour cela ?
La femme referma la main sur la figurine et regarda son mari avec angoisse.
— Ce n'est pas à vendre, dit Aigle.
Waxtal inclina la tête de côté et se resservit en viande.
— Alors peut-être me direz-vous où vous l'avez eu. Peut-être pourrais-je trouver le sculpteur et en obtenir un semblable.
L'homme sourit sans répondre.
— Un ventre d'huile, proposa Waxtal.
— De phoque ou de lion de mer ?
— Un ventre de lion de mer.
L'homme interrogea sa femme du regard et, un long moment, ils se contemplèrent en silence. Elle dit enfin :
— C'est un Chasseur de Baleines, pas un Morse.
Son époux acquiesça.
— Le sculpteur est une femme, dit Aigle. Elle est des Premiers Hommes. Elle vit avec son mari et son fils sur la plage des Commerçants, seulement à deux jours d'ici.
— Mais, intervint la femme, si tu vas chez les Chasseurs de Morses, ne leur parle pas d'elle. Elle y a des ennemis.
— Des ennemis ?
Mais la femme eut un regard inquiet et pinça les lèvres, refusant d'ajouter un mot.
Cette nouvelle fut comme du sable sur la peau de Waxtal. Kiin — quel père possédait pire fille ? Déjà, elle avait quitté le Corbeau et était retournée à Samig. Comment lui, Waxtal, pouvait-il demander au Corbeau de l'aider? C'est alors qu'un sourire se dessina lentement sur son visage.
— Les Chasseurs de Morses ne savent pas où elle est?
La femme Ugyuun secoua la tête.
— Ne te tracasse pas, ajouta Waxtal. Je ne leur dirai jamais.
91
Premiers Hommes
Baie de Herendeen, péninsule d'Alaska
Kiin aperçut Longues Dents alors qu'il était encore dans la baie. Elle le salua de la main, il en fit autant. Mais quand il accosta, il tira son ikyak sur la plage en lui tournant le dos puis garda ses mains et ses yeux occupés.
Kiin attendit qu'il se tourne vers elle mais finit par perdre patience. Elle s'approcha de l'homme, hésita puis posa doucement une main sur son dos.
— Ma mère ?
Kiin crut un moment qu'il n'avait pas entendu, n'avait pas perçu sa présence, mais bientôt il releva la tête et affronta son regard. Kiin vit que les joues de Longues Dents étaient striées de larmes.
— Elle est morte, dit-il entre deux sanglots.
Kiin resta sans voix. Sa poitrine fut soudain froide et creuse.
« Comment vais-je vivre sans ma mère ? fit en elle une petite voix d'enfant. Qui prendra soin de moi ? »
Elle entonna un chant funèbre qui se transforma en une berceuse, une de celles que lui chantait sa mère.
— Je suis tellement désolé, dit Longues Dents pendant qu'elle chantait. Si j'étais arrivé plus tôt, j'aurais peut-être pu la sauver.
— Et mon fils ? demanda Kiin dans un souffle.
— Il est chez le Peuple des Rivières. Le Corbeau l'a vendu.
Le monde s'assombrit, se rapetissa. Mais alors l'esprit de Kiin lui murmura des paroles douces, réconfortantes, comme lorsqu'une mère console son enfant.
« Il n'est pas mort. Tu le retrouveras. Samig le retrouvera. Pleure ta mère, mais ne pleure pas ton fils. »
Alors, le monde refit surface — le renflement et le grondement des vagues, la force et le froid du vent, la voix de Longues Dents, brisée par le chagrin.
— Qu'est-il arrivé à ma mère ? murmura Kiin.
Soudain, sans qu'elle sache comment, Samig était
avec elle, et Trois Poissons, Chagak et Kayugh, et Nez Crochu qui, de ses bras puissants, serrait son époux tandis qu'il racontait.
— L'homme Corbeau l'a tuée, dit-il.
La colère emplit la poitrine de Kiin qui hurla :
— Pourquoi ? Pourquoi ?
— Elle avait quitté le village — pour venir à ma rencontre. Elle se cachait dans l'herbe quand le Corbeau est venu prier. Il l'a prise pour un loup.
— Un loup ? s'exclama Kiin qui crut bien éclater de rire.
Samig la prit dans ses bras et lui enfouit la tête contre son épaule.
— Je l'ai ensevelie sur la plage, à la manière des Chasseurs de Baleines, et j'ai dit des prières.
— Je dois y aller, déclara Kiin, cherchant à s'arracher à l'étreinte de Samig. Il le faut.
Mais Samig refusa de lâcher prise.
— Ta mère est ici. Calme-toi et attends. Elle est ici. Pourquoi retourner chez les Chasseurs de Morses ? Elle a refusé de rester là-bas. Elle a suivi l'ikyak de Longues Dents pour revenir chez nous. Reste tranquille et tu sentiras son esprit au milieu de nous.
Alors Kiin cessa de lutter et laissa son époux l'accompagner dans l'ulaq retrouver Takha qui la serra contre lui et lui tapota les joues de ses petites mains potelées jusqu'à ce qu'il ait réussi à obtenir un sourire.
— Je pars, dit Samig. Si tu veux m'accompagner, viens. Sinon, reste.
— La glace est en train de se former dans la baie, remarqua Kayugh. De la neige, peut-être, ajouta-t-il en levant une main au ciel.
— Je ne puis attendre jusqu'au printemps. Je ne connais pas le peuple chez qui est Shuku. S'ils sont à court de nourriture, ils le laisseront peut-être mourir de faim — avant leurs propres enfants.
— Tu sais que tout homme qui prend un enfant pour sien, même si ce n'est pas sa femme qui l'a porté, le traite comme ses autres enfants, objecta Kayugh.
— Il en est ainsi chez les Premiers Hommes. Peut-être les choses sont-elles différentes chez le Peuple des Rivières.
— Tu ne sais même pas à quoi ressemble le bébé.
Kayugh se pencha pour ramasser une poignée
d'herbes qu'il tint en l'air une à une pour ensuite laisser le vent les emporter.
— Je demanderai l'enfant vendu par le Corbeau, des Chasseurs de Morses. J'offrirai tout ce que j'ai. C'est mon fils. Je ne puis le laisser élever par les Rivières qui ne savent pas les mots sacrés des Premiers Hommes, qui ne savent pas chasser le phoque ou la baleine, qui ne savent pas construire un ikyak.
Kayugh porta son regard vers la baie. Le ciel était gris et le soleil approchait de l'horizon. Tout semblait obscur.
— Demain ? demanda Kayugh.
— La marée est plus favorable maintenant, répondit Samig.
Kayugh approuva d'un signe de tête.
— Je vais chercher de la nourriture. Tu auras tout ce qu'il te faut pour l'échange.
Samig remonta la plage en direction de son ulaq.
— Tu devrais emporter une bandoulière, appela Kayugh derrière lui. Ce sera plus commode au retour.
Les paroles de son père renforcèrent les muscles de Samig qui marcha plus vite.
L'ulaq résonnait des chants funèbres des femmes. Nez Crochu et Kiin se tenaient au centre du groupe, les paupières closes, le visage baigné de larmes. Samig fit signe à Trois Poissons de le rejoindre. Il lui chuchota à l'oreille ce qu'il comptait faire. Elle écarquilla des yeux apeurés et ouvrit grand la bouche. Il la connaissait bien et comprit qu'elle allait se mettre à pousser des gémissements. Alors il la bâillonna et lui parla sévèrement comme à une gamine.
— Ne pleure pas. Je vais revenir avec Shuku. Ne dis rien à Kiin avant d'y être obligée. Dans quinze à vingt jours je serai de retour. Maintenant, va chercher ce dont j'ai besoin — de l'huile, un petit panier de sculptures de Kiin, une bandoulière pour Shuku, de la viande et du poisson séchés, ma lampe de chasseur.
Sans attendre, il gagna sa chambre où il rassembla ses harpons et plusieurs couteaux, un parka de rechange et le sac de provisions qui le suivait toujours à la chasse.
Il s'arrêta pour presser sa joue contre le visage de Trois Poissons, dire quelques mots à Petit Couteau, tenir dans ses bras Takha et Nombreuses Baleines. Il porta à sa main la moitié d'ikyak identique à celui de Shuku et, jetant un regard à Kiin, prit le collier.
— Je te le rapporterai, murmura-t-il à l'oreille de Takha.
Puis il eut de nouveau un regard pour Kiin. Les yeux toujours fermés, elle prononçait des paroles de deuil. Sa douleur s'enfonçait comme un couteau dans son cœur.
Samig quitta l'ulaq et gagna la plage où il attendit Kayugh. Père et fils s'enfoncèrent dans le gris de la nuit qui s'annonçait.
92
Chasseurs de Morses
Baie de Chagvan, Alaska
Waxtal ouvrit la bouche et éclata de rire. Il avait entendu cette histoire bien des fois, mais pourquoi le dire au Corbeau ? Que cet homme se réjouisse de petites choses.
Le Corbeau plissa les yeux et le dévisagea.
— Je te connais. Tu es déjà venu marchander.
Le Corbeau s'exprimait en langue Morse et Waxtal fut heureux que Roc Dur, assis avec eux dans la demeure du Corbeau, ne comprenne pas.
Cinq hommes étaient réunis, le Corbeau et Waxtal assis sur la plate-forme, les autres — deux chasseurs Morses et Roc Dur — debout. Il semblait ne pas y avoir de femme ici et le Corbeau n'avait pas offert à manger.
— J'ai déjà troqué ici et dans d'autres villages Morses, répondit Waxtal.
Le Corbeau se contenta de hocher longuement la tête, observant Waxtal si bien que ce dernier fut contraint à la patience. L'homme sourit enfin et dit :
— Ainsi, vous êtes venus commercer, toi et ces
Chasseurs de Baleines. Qu'ont-ils qui possède tant de valeur ?
— Des têtes de harpon et des pointes de lance. Certaines sont neuves, d'autres ont servi à tuer des baleines. Elles détiennent un grand pouvoir.
Il remarqua que le Corbeau et les deux hommes avec lui, un jeune avec une cicatrice qui courait du coin de l'œil au menton, et un plus âgé, grand et large, se penchaient en avant. Le plus jeune tendit la main vers le panier contenant les pointes, mais Waxtal ramena le panier entre ses jambes.
— Nous avons des femmes, ajouta Waxtal.
Il parcourut la pièce du regard, s'attardant sur la nourriture qui pourrissait par terre, les peaux de jambière entassées sur la plate-forme et la lampe à huile dont la mèche envoyait des volutes de fumée noire.
— Je suis en deuil, dit le Corbeau.
A ces mots, Waxtal sentit une sorte de joie bondir dans son cœur.
— De ta femme.
Il crut que le Corbeau se montrerait surpris mais l'homme se contenta de désigner le panier de têtes de harpon.
Waxtal le lui tendit. Le Corbeau les observa toutes et les posa sur une peau de phoque étendue à côté d'eux.
— Ainsi, tu portes le deuil de ton épouse ? insista Waxtal.
— Oui, fit le Corbeau sans lever les yeux.
— Nous avons des femmes. De bonnes Chasseurs de Baleines. Elles font de beaux garçons.
— C'est trop tôt, mais peut-être m'en prêteras-tu une pour la nuit. Il existe une chance que je la prenne pour épouse.
— Il y a une autre femme sur laquelle je connais des choses, déclara Waxtal avec une lenteur étudiée. Tu pourrais l'apprécier. Elle n'est pas avec nous, mais je sais où la trouver.
Le Corbeau ne montra pas le moindre signe qu'il avait entendu mais Waxtal ajouta :
— Elle est belle et il y a à son sujet quelque chose d'étrange. Elle sculpte. Elle possède des pouvoirs spirituels, disent certains.
Waxtal jeta dans le panier un petit phoque en bois sculpté par Kiin qu'il avait acheté à un Ugyuun.
Le Corbeau referma la main sur la figurine, leva sur Waxtal des yeux si durs et si étincelants qu'ils transperçaient presque sa peau.
— Où l'as-tu eu ?
— Son nom est Kiin.
— Où l'as-tu eu ?
— Tu la connais ?
Le Corbeau sauta à bas de la plate-forme et renversa le panier. Il saisit Waxtal par le devant de son suk, le hissa sur ses pieds et se mit à parler en langue Morse, trop vite pour que Waxtal puisse comprendre.
Waxtal se débattit puis recula pour se planter devant Roc Dur. Ce dernier avait un couteau en main, lame pointée, mais Waxtal prit Roc Dur par le poignet.
— Il n'est pas en colère après moi. Je lui ai seulement dit ce que m'avait fait Samig. C'est après lui qu'il en a.
Waxtal lâcha Roc Dur et dit au Corbeau en langue Morse :
— Je sais où elle est. Et je te dirai comment te la procurer. Mais je suis un commerçant. Je ne donne rien sans recevoir en retour.
— Que veux-tu ?
— Tu vois que je ne suis pas venu seul. J'ai amené de nombreux hommes avec moi, ajouta-t-il en posant la main sur l'épaule de Roc Dur. Ce sont des Chasseurs de Baleines. Ils sont venus se venger de l'homme qui a maudit leur île.
Il s'interrompit pour s'assurer que le Corbeau saisirait l'importance de ses paroles.
— C'est cet homme qui a volé Kiin, dit-il enfin.
Le Corbeau plissa les yeux.
— Le marché est celui-ci : je t'aide si tu nous aides.
Le Corbeau secoua la tête en riant.
— Et cela te suffit ? Tu ne veux rien pour toi ?
— J'ai tout ce qu'il me faut.
— Aucun homme ne se satisfait de ce qu'il a, rétorqua le Corbeau. Tout homme désire ce qui est juste hors de portée. Sinon, il n'y aurait pas de marchands, ajouta le Corbeau en riant.
— Tu es trop sage.
— Alors ?
— Alors tu as raison. Il y a quelque chose que je désire.
— Et ce quelque chose est ici, dans mon village ?
Waxtal s'assit sur ses talons pour donner au Corbeau
l'avantage de baisser les yeux sur lui.
— Pendant des années, j'ai jeûné et prié et appelé les esprits. Pendant des années, j'ai cherché à accroître la force de mon peuple en lui enseignant à respecter le monde des esprits. Je suis près de devenir chaman.
— Sais-tu que je suis chaman de ce village ?
— Qui l'ignore ? répondit Waxtal en levant les yeux sur le Corbeau.
— Tu demandes à connaître les secrets de mes pouvoirs de chaman ?
— Oui.
Le Corbeau rejeta la tête en arrière dans un immense éclat de rire. La chaleur de ce rire brûla le visage de Waxtal. Il faillit s'en aller. Mais le Corbeau marcha jusqu'au mur le plus reculé du logis. Il décrocha la peau d'un animal inconnu de Waxtal à qui il la jeta. La peau était intacte et renflée de son contenu.
— C'est une peau médecine. C'est la source de mon pouvoir, dit le Corbeau. Un chaman du Peuple des Rivières me l'a donnée. Quand tu pries, tiens-la bien haut pour que les esprits sachent que tu les honores.
— Tu la cèdes trop aisément, observa Waxtal. Pourquoi te croirais-je ?
— Essaie. Si cela te confère du pouvoir, tu sauras que je parle juste. Ce soir, je te laisserai seul dans cette demeure. Prie. Si rien ne se produit, tu ne me dis rien sur la femme. Dans le cas contraire, ce sera un marché honnête.
— Et tes chasseurs nous aideront à combattre l'homme qui a volé ta femme ?
— Ils feront ce que je leur dirai.
— Marché conclu, dit Waxtal en lissant de la main l'épaisse fourrure du sac médecine.
Ils firent d'autres transactions — huile contre têtes de harpon, cuirs de phoque contre os de baleine, peaux de phoque contre peaux de phoque à fourrure. Puis, comme promis, le Corbeau laissa Waxtal seul dans son logis, se tenant quant à lui dans la partie réservée à Oreilles d'Herbe à qui il demanda de disposer de toute la demeure rien que pour cette nuit. Serrant contre lui le ventre d'huile offert par le Corbeau en échange, Oreilles d'Herbe s'en alla avec ses épouses. Le Corbeau se mit à attendre, se servant à satiété dans la cache de nourriture de son oncle. Puis, assis, jambes sous lui, mains serrées, il appela d'une courte prière les esprits susceptibles de l'aider.
Lorsqu'il entendit la voix menue de Waxtal monter en une incantation, le Corbeau éleva la sienne pour qu'elle appelle depuis le trou de fumée, qu'elle appelle en une petite voix haut perchée s'exprimant dans la langue du Peuple des Rivières. Puis il appela d'une voix différente venue du rideau de séparation, cette fois dans la langue Morse.
Les incantations de Waxtal cessèrent et bientôt il bredouillait un mélange informe de rire et de fanfaronnades. De temps à autre, durant toute cette nuit, le Corbeau fit venir des voix depuis la demeure et, chaque fois, entendit Waxtal répondre avec des chants pleins de ferveur. Il dissimula son rire dans ses mains.
93
Peuple des Rivières
Fleuve Kuskokwim, Alaska
Ce n'étaient pas des commerçants. Pourquoi des marchands braveraient-ils la neige et la glace nouvelle ? Ils possédaient des ikyan, pas des iks, et avaient le port des chasseurs. Ils ne parlaient pas la langue Rivière.
Le plus âgé était grand et, si on ne prêtait pas attention à son parka, cousu à la manière des Chasseurs de Morses, ou à ses bottes, confectionnées avec des nageoires comme celles des Premiers Hommes, on l'aurait pris pour un Caribou, avec ses longues jambes, sa peau claire et les os pointus de son visage.
Le plus jeune était d'un peuple inconnu de Dyenen. Il était large d'épaules, court sur pattes, un homme dont le corps évoquait la force, y compris dans sa façon de marcher. Lui aussi portait d'étranges vêtements, mi-Morses, mi-Premiers Hommes.
Les marchandises qu'ils comptaient échanger étaient de belle qualité mais il y en avait relativement peu, même si le jeune possédait un couteau — une lame d'obsidienne noire et un manche entouré de quelque chose qui ressemblait à des cheveux. Cela, songea Dyenen, il donnerait beaucoup d'huile pour l'avoir.
Ce serait bien s'ils voulaient des chiens, se dit-il. Il en avait beaucoup, entraînés à porter des paquets, mais si certaines tribus Morses en possédaient, presque tous pensaient que leurs ikyan suffisaient largement.
— Morse ? s'enquit Dyenen. Tu parles Morse ?
Le plus vieux ouvrit les mains et s'adressa au plus jeune.
Dyenen fit de ses mains le signe qui, pour les marchands, correspondait à la tribu Morse. Si ces deux hommes portaient des vêtements Morses, ils devaient parler leur langue. Mais ils ne répondirent pas.
— Va chercher Queue de Lemming, dit-il à sa troisième épouse, la femme qui rôdait autour d'eux, offrant de la viande, de l'huile et des baies séchées aux hommes assis sur leurs talons dans la demeure de Dyenen.
La femme baissa la tête en signe d'approbation, posa les récipients à portée de main des hommes et s'en alla.
Elle revint avec Queue de Lemming qui tenait deux bébés. Les commerçants la regardèrent et le plus jeune tendit la main aux enfants. Quel chasseur s'intéresse aux bébés ? songea Dyenen, désapprobateur.
— Queue de Lemming, dit-il à son épouse, ces hommes, vois si ta langue est leur langue.
La femme s'assit, posa les enfants sur ses genoux et parla. Dyenen écoutait les mots qu'elle prononçait. Il agirait avec ces deux hommes comme il l'avait fait avec Saghani. Un homme apprenait plus en écoutant qu'en parlant.
Le plus âgé dit quelques mots, suffisamment pour que Dyenen comprenne qu'il venait d'un endroit appelé plage des Commerçants, qu'il était des Premiers Hommes et nouveau dans le marchandage. Le jeune qui l'accompagnait était son fils. S'ils ne se ressemblaient pas, Dyenen distinguait en eux les mêmes gestes de la main, le même port de tête. Le plus jeune cachait sa main droite dans la manche de son parka. La seule fois que Dyenen eut l'occasion de la voir, il l'observa atten-tivement, vit la longue cicatrice en travers du poignet, sur le dessus, les doigts recourbés en pince. La cicatrice était mince et claire, comme si la blessure avait été faite au couteau. Dyenen connut soudain la peur. Cet homme était-il un lutteur, quelqu'un qui défiait les hommes ?
Puis les deux hommes s'exprimèrent en une langue que Dyenen crut être celle des Premiers Hommes. Il écouta et, sans comprendre, perçut les sentiments sous les mots — la colère et le chagrin. Finalement, le plus jeune regarda Dyenen et rencontra son regard, les yeux dans les yeux.
— Dis-lui de bien regarder, de regarder longuement, dit le père à Queue de Lemming. Dis-lui de me regarder moi aussi et de voir que nous venons sans tromperie. Nous sommes venus demander quelque chose que ton peuple peut refuser de donner. Mais cela nous appartient, car cela nous a été volé.
Dyenen écouta l'homme et écouta ensuite Queue de Lemming utilisant des mots Rivières — sa connaissance de cette langue était encore imparfaite mais s'améliorait chaque jour — pour traduire ce qui venait d'être dit.
— Tu parles bien, Queue de Lemming, lui dit Dyenen.
Elle rit.
— J'aime parler et tes femmes ici ne connaissent pas la langue Morse. Mais tu devrais converser toi-même avec ces marchands. Tu connais la langue Morse.
— Pas aussi bien que toi.
Elle inclina la tête et sourit lentement.
— Tu ne tiens pas à ce qu'ils sachent que tu les comprends.
Cette femme était maligne. En bien des manières, ce serait plus commode si elle ne l'était pas — mais si elle lui donnait un fils, il se réjouirait qu'il soit intelligent. Bien des fois, il avait vu des femmes stupides avoir des fils stupides.
— Je crois qu'ils sont des Premiers Hommes, remarqua Dyenen. Parle-leur dans la langue des Premiers
Hommes. Le Corbeau dit que toi et ta sœur Kiin étiez des Premiers Hommes.
— Le Corbeau a menti, dit-elle avec douceur. Je suis Morse.
Dyenen la regarda en plissant les yeux, mais Queue de Lemming se tourna vers les marchands et leva les mains pour les inviter à poser des questions.
— Tu n'es pas Rivière, dit le plus vieux.
— Je suis Morse, répondit Queue de Lemming.
Souriceau tendit la main qu'il referma sur les cheveux
de sa mère.
— Quel est ton nom ?
La jeune femme regarda son mari.
— Dois-je leur dire mon nom ? demanda-t-elle en libérant sa mèche de cheveux.
— Dis-leur que tu es Utsula' C'ezghot. C'est un nom qui te va à merveille.
— Je ne mens pas, protesta Queue de Lemming. C'est le Corbeau qui ment.
Et elle secoua la tête, furieuse du nom que Dyenen lui avait donné. Puis, se tournant vers les deux hommes, elle dit :
— Je suis Queue de Lemming.
— As-tu entendu parler d'une femme des Premiers Hommes appelée Kiin ? s'enquit le commerçant le plus âgé.
La femme plissa le front et serra les mains sur les bébés.
Dyenen se pencha sur la plante de ses pieds et dit :
— Kiin?
— Oui. .
— Demande-leur comment ils la connaissent.
— Elle est morte, répondit Queue de Lemming. Je ne puis dire son nom.
— Tu l'as déjà prononcé. Demande.
Queue de Lemming fit la moue mais, les yeux baissés, déclara :
— La femme que vous cherchez est morte.
Le père leva la tête, observa un instant son fils avant de rétorquer :
— Je sais qu'elle est morte.
— Alors pourquoi poser des questions à son sujet ?
— C'était son mari, dit-il en désignant son fils du menton.
Elle regarda Dyenen.
— Ils mentent, dit-elle en langue Rivière.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— C'était ma sœur. Avant que le Corbeau ne la prenne pour femme, il a tué son premier mari lors d'un combat au couteau.
— Celui-ci a été blessé au couteau.
— Comment le sais-tu ?
— Regarde sa main droite.
La jeune femme observa longuement l'homme.
— Il la dissimule, siffla-t-elle enfin. Crois-tu que je ne reconnaîtrais pas le mari de ma propre sœur ?
— Peu importe. Demande-lui pourquoi il est venu.
— Mon mari demande pourquoi vous êtes là.
— Pour réclamer le fils de Kiin, Shuku, ajouta l'aîné avec un nouveau signe du menton vers le plus jeune.
Queue de Lemming réprima un cri.
— Le fils de la femme est mort lui aussi, s'empressa-t-elle de répondre, les mots se bousculant.
— Demande-lui pourquoi il pense que nous avons son fils, dit Dyenen.
Mais Queue de Lemming parut ne rien entendre. Elle marmonna pour elle-même en langue Morse, des mots qui n'avaient aucun sens.
— Demande-lui !
— Demande toi-même ! hurla Queue de Lemming d'une voix criarde. Je dirais quelque chose qu'il ne faut pas.
Souriceau tendit les mains et s'empara des cheveux de sa mère qu'il ne voulait pas lâcher. Shuku se mit à pleurer.
Alors Dyenen parla d'une voix haute et claire pour dominer les pleurs de Shuku.
— Ces enfants sont des Rivières, dit-il en langue Morse.
Tournant la tête vers Shuku et Souriceau, il ajouta :
— Nous n'avons pas le fils de Kiin.
Longuement, Kayugh scruta le vieil homme. Longuement il soutint son regard sans ciller. Finalement, le vieil homme éleva la voix au-dessus des pleurs :
— On m'appelle Dyenen.
Queue de Lemming alla se placer derrière lui. Elle secoua légèrement les enfants jusqu'à ce qu'ils se calment, puis Kayugh proclama :
— Je suis Kayugh, des Premiers Hommes. Voici mon fils Samig.
Kayugh se tourna vers Samig et lui dit dans la langue Premiers Hommes :
— Le vieil homme a pour nom Dyenen. Il prétend ne pas avoir ton fils.
— Le Corbeau a amené mon fils ici, dit Samig.
Kayugh traduisit lentement pour le vieillard.
— Pourquoi, si Kiin était l'épouse de Samig, était-ce le Corbeau qui l'avait, elle et son fils ? s'étonna le vieil homme.
Kayugh saisit le poignet droit de Samig et le tint de façon que l'homme voie la cicatrice.
— Le Corbeau a fait ceci, puis il a volé Kiin et ses deux fils. Quand Kiin et un des fils sont morts, nous avons décidé d'acheter son autre fils. Il a aussi vendu la femme qui a causé la mort de Kiin — Queue de Lemming.
— Queue de Lemming prétend être la sœur de Kiin, repartit le vieil homme.
— Non, ce n'est pas le cas.
Le vieillard se tourna alors vers Queue de Lemming, les yeux empreints de colère.
— Est-ce la vérité ? Tu as tué Kiin ?
— Je ne l'ai pas tuée. Je l'ai seulement renvoyée.
— Et elle est morte, observa Dyenen.
Queue de Lemming s'abstint de répondre.
— Lequel est ton fils ? demanda Dyenen à Samig.
— Celui qui porte une amulette comme celle-ci, répondit Kayugh en tendant sur sa paume l'ikyak d'ivoire.
Dyenen fit signe à Queue de Lemming.
— Tourne les bébés afin que nous voyions leur visage.
Elle secoua la tête mais Dyenen menaça.
— Obéis ou j'appelle Deux Mains et Belette. Tu sais qu'ils sont juste derrière la porte.
A contrecœur, Queue de Lemming tourna les bébés. Lentement, elle leva sur Kayugh des yeux haineux.
— Celui-ci, dit Kayugh en désignant la figurine cousue sur le parka du plus petit.
— Non ! hurla Queue de Lemming. C'est le mien, c'est mon fils. J'ai cousu l'amulette sur son parka pour qu'il ait du pouvoir.
— Donne-moi les bébés, ordonna Dyenen, mais Queue de Lemming se précipita à la porte.
Deux hommes surgirent instantanément à l'intérieur, bloquant la fuite de la jeune femme.
— Prenez les bébés, leur dit Dyenen. Apportez-les-moi puis conduisez Queue de Lemming dans la demeure des femmes et surveillez-la.
Queue de Lemming tendit elle-même les bébés à Dyenen et demanda calmement la permission de rester.
— Tu as déjà causé beaucoup trop de problèmes, répondit Dyenen en claquant les doigts à l'adresse de deux hommes Rivières.
Queue de Lemming essaya d'arracher les enfants aux bras de Dyenen, mais les hommes la tirèrent au-dehors. Elle hurlait tant que l'un d'eux lui pressa une main sur la bouche et l'emporta comme un paquet.
Dans le silence brutal, Samig déclara :
— L'enfant sans amulette. C'est Shuku.
— Es-tu certain ? demanda Kayugh. La dernière fois que tu l'as vu remonte à plus d'un an. Les bébés changent en grandissant.
— C'est mon fils.
Kayugh observa longuement l'enfant puis dit au vieil homme :
— Celui-ci.
— Es-tu certain ?
— Oui.
— Est-il un des deux fils nés ensemble ?
Kayugh plongea les yeux dans ceux du vieil homme.
— Oui, répondit-il enfin.
— Je suis chaman de ce village, observa alors Dyenen. Je n'ai pas de fils. J'ai de nombreuses filles, mais pas de fils. On m'a dit que le père de ce garçon n'en voulait pas. Je ne l'aurais pas pris, autrement.
— Je suis désolé, murmura Kayugh.
— Je ne garderai pas ton fils, mais j'ai donné beaucoup pour lui.
— Tout ce que nous possédons est à toi, répondit Kayugh.
— Non. Je ne veux pas de marchandises, mais emmenez la femme Queue de Lemming. C'est tout ce que je demande. Cet autre enfant, Souriceau, sera mon fils. Mais elle, emmenez-la.
— J'ai une bonne épouse, dit Kayugh.
— Alors rendez Queue de Lemming aux Morses.
— Que demande-t-il ? s'enquit Samig auprès de son père. Je donnerai tout ce que je possède. Je resterai ici et je chasserai un été avec le Peuple des Rivières et tout ce que j'attraperai leur appartiendra. Je leur enseignerai à construire un ikyak, à chasser la baleine.
— N'offre pas tant, dit Kayugh. Tout ce qu'il demande, c'est que nous emmenions la femme Queue de Lemming.
— Je la prendrai, dit Samig.
94
Queue de Lemming se débattit. Elle n'était pas idiote. Les chasseurs Premiers Hommes prenaient Souriceau pour le fils de Kiin. Ils l'emmèneraient. Dans sa colère, Dyenen les laisserait faire.
Les chasseurs Rivières ouvrirent le rabattant de la porte de la maison des femmes et la jetèrent à l'intérieur. Elle tomba par terre, s'écorchant l'épaule contre les pierres du feu de cuisson. Elle se releva, lissa son parka et tourna le dos aux femmes présentes. Toutes la fixèrent avec grossièreté.
Elle avait tout possédé. En tant qu'épouse du Corbeau, elle avait eu les honneurs, un bon logis et le respect des autres femmes du village. Puis Kiin était arrivée. Kiin et ses fils. Cette femme n'était qu'une seconde épouse, mais ses sculptures lui avaient donné trop d'importance. Kiin avait reçu les présents et la considération dus à Queue de Lemming.
Grâce à la mort de Kiin, Queue de Lemming était redevenue celle qu'on honorait, non comme épouse du Corbeau mais pour sa place en tant qu'épouse de Dyenen. Qu'étaient les pouvoirs du Corbeau comparés à ceux de Dyenen ? Pourtant, Kiin tendait la main depuis le monde des morts pour porter le déshonneur à Queue de Lemming et à Souriceau. A cause de Kiin, elle était désormais Utsula' C'ezghot, une menteuse, et pourtant elle n'avait fait que se conformer aux ordres de son époux.
Queue de Lemming balaya la pièce du regard. Il n'y avait pas d'armes, rien qu'elle puisse utiliser contre les hommes qui la retenaient prisonnière. La demeure était conçue pour les femmes dans leur temps de saignement, afin que leur sang ne maudisse pas les armes et les vêtements des époux. Aujourd'hui, le logis comptait trois occupantes — une fille qui n'avait que quelques lunes de plus que son premier sang, une vieillarde qui ne passerait plus beaucoup d'étés en ce lieu, et une mère nourrissant une petite fille. D'ordinaire, les femmes séjournant ici parlaient et riaient beaucoup, mais aujourd'hui, le silence régnait.
Le bruit de la petite fille en train de téter fit couler le lait de Queue de Lemming. Elle glissa la main sous son parka, essuya ses seins et se mit à pleurer. Le souvenir surgit de la première fois qu'elle avait vu Kiin. Son ventre était gros de ses fils à naître, son visage pelait du sel après de longs jours dans un ik de commerçant. Même alors, Queue de Lemming avait su que Kiin apportait le malheur au village. Grand-mère et Tante aussi l'avaient compris. Mais où d'autres voyaient le mal, le Corbeau voyait le pouvoir.
Le pouvoir ! songea Queue de Lemming. La mort !
Qui pouvait douter que l'esprit maléfique de Kiin était avec le Peuple des Rivières ? Queue de Lemming s'accroupit près du feu et agita les cendres avec un bâton brûlé posé sur les pierres.
Les femmes l'observaient, mais ce soir elles dormiraient. Dyenen était un vieillard. Elle était plus forte que lui. Elle prendrait Souriceau et il ne pourrait l'en empêcher.
Kayugh et Samig dormirent dans la demeure des commerçants, Shuku bien serré entre eux. Samig attira l'enfant contre lui, se réjouissant de la chaleur de ce petit corps d'enfant.
Shuku avait d'abord pleuré, effrayé d'être seul avec des hommes, mais quand ils lui parlèrent en langue Premiers Hommes, il se calma et joua bientôt à de petits
jeux avec Samig. Finalement, lorsque le ciel s'assombrit pour une courte nuit, le garçon grimpa sur les genoux de Samig et, blotti contre lui, s'endormit.
— Kiin sera heureuse, dit Kayugh.
Ces paroles au fond de son cœur, Samig trouva le sommeil.
Queue de Lemming attendit que les autres femmes dorment profondément puis gagna à quatre pattes la porte du logis. Elle jeta un coup d'œil au-dehors. Les hommes qui montaient la garde étaient partis.
Le Peuple des Rivières : quels crétins ! L'imagi-naient-ils sotte au point de les laisser prendre son fils ?
Elle demeura à l'ombre des habitations, évitant les chiens couchés devant chaque porte. Parvenue devant chez Dyenen, elle s'arrêta. Souriceau y serait-il, ou bien une des épouses l'aurait-elle emporté dans une autre demeure ? Mieux valait vérifier ici d'abord, se dit-elle.
Les chiens de Dyenen relevèrent la tête en grognant. Le cœur de Queue de Lemming battait la chamade. Elle n'aimait pas les chiens mais connaissait ceux-là car elle les nourrissait tous les jours depuis son arrivée au village Rivière.
Elle leur parla donc posément, autorisant la femelle, mère de presque tous les autres, à renifler sa main. Les chiens se calmèrent et la laissèrent entrer.
Une fois à l'intérieur, elle tomba à quatre pattes. Il y faisait noir hormis le rougeoiement des braises de l'âtre. Elle distingua Dyenen enroulé dans sa robe de nuit puis chercha Souriceau des yeux. Elle tenta de repérer les petits sons qu'il émettait parfois dans son sommeil.
Dans l'obscurité, Dyenen lança :
— Crois-tu que je garderais les bébés avec moi ?
Queue de Lemming sursauta et se précipita vers la
porte.
— Tu ne les trouveras pas, enchaîna Dyenen. Tu ignores à qui je les ai confiés.
Queue de Lemming inspira longuement.
— Pourquoi permettre aux Premiers Hommes d'em-porter Souriceau ? J'ai été une bonne épouse pour toi. Je te donnerai d'autres fils. Peut-être est-ce que je porte déjà ton fils dans mon ventre.
— J'ai eu mon compte de tes fourberies, repartit Dyenen. Tes mensonges ont apporté la malédiction à ce village et la mort à mon peuple.
Queue de Lemming s'assit sur les talons. Dyenen était comme une ombre dans ses fourrures. Il s'appuya sur un coude.
— Dis-moi où est Souriceau et je m'en irai, proposa Queue de Lemming.
— C'est impossible. Je t'ai donnée aux marchands, ainsi que Shuku.
La peur enfla dans la poitrine de Queue de Lemming. Il avait osé !
— Qu'ils emmènent Shuku, mais laisse-moi rester avec toi et Souriceau. J'ai promis de te donner un fils. Tu dois me permettre de tenir ma promesse.
— Tu m'as promis un fils. J'ai choisi Souriceau.
— Il ne t'appartient pas, protesta Queue de Lemming. Il n'appartient même pas au Corbeau, bien que le Corbeau ne le sache pas. Donne-le-moi et je le ramènerai à son vrai père.
— Il est à moi, dit Dyenen. Quitte ma demeure. Quitte mon village. Je ne t'en empêcherai pas. Mais tu ne peux avoir Souriceau.
Il lui tourna le dos.
Queue de Lemming prit plusieurs longues inspirations et scruta les murs à la recherche d'une arme à utiliser contre l'homme afin de l'obliger à lui dire où était caché Souriceau. Mais toutes étaient derrière la chambre de Dyenen. Ses yeux s'emplirent de larmes rageuses et les charbons du foyer devinrent comme des boules rouges et orangées. Serrant les dents, elle tira une peau de caribou du sol qu'elle tordit et tint au-des-sus des tisons. Puis elle emporta la peau en feu jusqu'au lit de Dyenen.
L'homme s'assit sur son séant, le souffle coupé.
— Dis-moi où est Souriceau ! hurla Queue de Lem-ming en abaissant la flamme juste au-dessus de la tête du vieillard.
Dyenen leva les yeux.
— Dans la maison longue au bord extrême du village. Tu connais ce chasseur. C'est Donne de la Viande. Sa femme est Guetteuse de Poissons.
Queue de Lemming hésita.
— Je ne mens pas, insista Dyenen. Il y est.
Elle voulait jeter la peau de caribou dans l'âtre, au milieu du cercle de pierres, mais alors qu'elle se retournait, Dyenen la poussa violemment. Elle tomba sur le cuir brûlant. Le feu lécha son visage et ses mains et elle roula pour se libérer de la peau qui tomba sur les fourrures qui enveloppaient les jambes de Dyenen. Celui-ci battit les flammes de ses mains.
Queue de Lemming bondit sur ses pieds, s'avança vers lui et s'arrêta. Elle l'observa un moment puis, esquissant un sourire, courut au-dehors.
Elle entendit Dyenen hurler, s'arrêta, puis reprit sa course en direction de l'habitation de Guetteuse de Poissons.
Que le vieil homme brûle, se dit-elle. Jamais il ne m'enlèvera Souriceau.
Le bruit s'infiltra dans les rêves de Samig mais bientôt, Kayugh l'appelait. Samig enveloppa son fils dans une peau et le posa contre le mur le plus éloigné du tunnel d'entrée.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il à son père qui rampait déjà dehors. Dois-je laisser l'enfant ?
— Non, répondit Kayugh. Il y a le feu à plusieurs habitations. Il pourrait s'étendre. Prends les outres d'eau.
Samig retourna à l'intérieur, prit Shuku dans ses bras, tira la bandoulière de ses paquets et fixa le garçon dans son dos, bien serré. Puis il détacha les outres des pieux et suivit son père.
Dans l'obscurité, les flammes étaient trop vives pour ses yeux.
— C'est la demeure du vieil homme ! s'écria Kayugh.
Mais Samig observait les autres hommes. Certains tapaient sur les flammes avec des peaux, d'autres éven-traient des outres d'eau qu'ils jetaient à la base du feu. Samig les imita mais les flammes semblaient prendre des forces et s'étaler.
— Dyenen est-il sauf? appela Samig.
Nul ne répondant, Samig comprit que personne ne connaissait la langue des Premiers Hommes.
— Dyenen ! Dyenen ! s'écria-t-il, jusqu'à ce qu'une femme en larmes pointe du doigt en direction du logis du vieil homme.
Alors, dans les flammes, Samig vit quelqu'un bouger. Il dénoua la bandoulière de Shuku et tendit l'enfant à Kayugh. Samig prit une outre d'eau des mains d'une femme toute proche, l'ouvrit de son couteau de manche et versa l'eau sur sa tête et le devant de son parka. Il courut à travers les flammes, se déplaçant à vive allure, sentit la brûlure des charbons et de la terre chaude sous ses pieds nus. Il inspira profondément et ce fut comme si le feu répandait ses longs doigts à l'intérieur de sa poitrine. Il attrapa enfin celui qui était dans les flammes. C'était Dyenen, cheveux incandescents, peau noircie, chair rouge et à vif aux endroits où la peau brûlée avait éclaté.
Le vieil homme agrippait une outre d'eau vide. La puanteur de sa peau brûlée se mêla à l'odeur de fumée dans les narines de Samig, mais il prit le vieil homme dans ses bras et, sourd à ses gémissements, l'éloigna des flammes.
Quelqu'un étendit une douce couverture de fourrure où Samig le déposa. Il ôta ses bras avec précaution mais, malgré tout, la peau de Dyenen resta collée à son parka. Il s'écarta et vomit. Une fois qu'il eut l'estomac vide et qu'il eut repris son souffle, il retourna près de Dyenen, se frayant un chemin dans le cercle des chasseurs venus l'entourer et des femmes qui faisaient déjà monter des cris endeuillés. Kayugh était parmi les hommes, Shuku accroché à lui.
Un homme Rivière dit quelque chose en pointant du doigt. Samig entendit une femme hurler au loin. Un cri, puis de nombreux cris. Cela s'arrêta enfin et, de ses lèvres noircies, Dyenen parla à Kayugh. Kayugh répondit, s'exprimant en langue Morse, puis fit signe à Samig d'approcher.
— Dyenen dit que la femme Queue de Lemming a mis le feu. Les cris que tu viens d'entendre sont les siens. Dyenen dit que les hommes Rivières l'ont tuée. Il est désolé que nous ne l'ayons pas eue en échange. Il veut que nous emmenions Souriceau. Il dit que son peuple tuera l'enfant s'il reste.
— C'est d'accord.
Dyenen appela en langue Rivière et toute l'assemblée recula, faisant place à cinq femmes. Près d'elles, une fille d'environ sept étés, avec dans ses bras un nouveau-né.
— Ses filles, dit Kayugh.
Il se releva mais Dyenen tendit la main et Kayugh se pencha tout près, Shuku toujours dans ses bras.
Dyenen murmura :
— Il dit qu'il n'a pas de fils, fit Kayugh en se tournant vers Samig.
— Dis-lui qu'il a deux fils, que nous élèverons comme les siens.
Kayugh répéta cette promesse en langue Morse puis Dyenen s'adressa à une de ses filles. Elle vint à Kayugh, leva les mains et mit quelque chose autour du cou de l'enfant. Samig reconnut l'amulette d'un chaman, légèrement calcinée. La fille parla, mais ses mots étaient Rivières. Puis elle appela une autre femme, qui amena Souriceau et le posa en pleurs dans les bras de Samig. Puis elle fit signe aux hommes de partir.
Ils regagnèrent la demeure des commerçants, rassemblèrent leurs affaires, mâchonnèrent de la viande pour l'assouplir avant de nourrir les enfants. Puis, Souriceau sanglé dans le dos de Kayugh et Shuku dans celui de
Samig, ils se dirigèrent vers le fleuve, contournant largement les personnes en deuil.
Ils parvinrent enfin à leurs ikyan, glissant sur la glace en formation vers le milieu du fleuve, où l'eau était claire et froide. Le vent souffla, chassant la fumée de leurs yeux. Une fois franchies les eaux troublées où le fleuve se joignait à la mer, Samig s'autorisa à tapoter tendrement la tête de Shuku, à se réjouir de la présence de son fils.
95
Quatre personnes moururent cette nuit-là. Le grand chaman Dyenen. L'enfant Ourson, fils de Fait la Pluie. La vieille femme Salue l'Aurore. Et la femme Morse que Dyenen avait nommée Utsula' C'ezghot.
Sa mort était une rétribution. Depuis son arrivée à leur village, il y avait eu trop de morts. Elle avait déclenché le feu qui avait tué Dyenen. Fait la Pluie l'avait vue.
Désormais, leur chaman disparu, comment leur village survivrait-il ? Qui appellerait le caribou quand viendrait le temps de la chasse ? Qui appellerait le saumon à venir dans leurs rivières ? Qui saurait parler aux esprits quand quelqu'un serait malade ?
À la fin des quatre jours de deuil, une fois que l'esprit conscient de Dyenen eut quitté le village pour son voyage jusqu'au Monde Au-delà, Canne Qui Marche convoqua les hommes en sa demeure. Il était âgé, plus encore que Dyenen. Il ne revendiquait aucun pouvoir spirituel, mais il était connu pour sa sagesse. Que demander de plus, dans la vieillesse ? Que demander de plus que la sagesse et le respect de ses enfants et des enfants de ses enfants ?
Canne Qui Marche invita quatre hommes chez lui, quatre hommes dont chacun avait reçu des esprits un don particulier — sculpteur, conteur, danseur, chanteur.
Les hommes restèrent un temps en silence. Pas de femme pour apporter à manger, nulle trace de politesse ou de plaisanterie.
Canne Qui Marche prit enfin la parole.
— Nous avons perdu notre chaman. Je me dis que son pouvoir a été pris par Saghani, ce chaman des Chasseurs de Morses. Je me dis que, privé de son pouvoir, notre chaman ne pouvait se protéger de cette femme Morse.
Il y eut des murmures d'approbation, puis le sculpteur demanda :
— Ses sculptures ont-elles été détruites ? Toutes choses qui détenaient son pouvoir ?
— Toutes choses, répondit Canne Qui Marche. Même ses vêtements. Même ses fourrures de nuit.
— Pourtant, le fils de Fait la Pluie est mort, protesta le conteur. Pourtant la vieille femme est morte.
— Qui sait de quoi ils sont morts ? remarqua le chanteur. Cela n'a peut-être rien à voir avec les pouvoirs du Morse.
Mais aucun ne sembla de cet avis. Au contraire, le conteur déclara :
— Saghani est un homme de mensonges. Nous n'aurions pas dû permettre à notre chaman de garder la femme. Notre chaman a vendu une peau médecine. Fait la Pluie a vu Saghani avec. Personne ne devrait faire une chose pareille. Les esprits donnent des pouvoirs à ceux qu'ils choisissent. Même un chaman n'est pas autorisé à vendre une peau médecine.
— Saghani a certainement repris ses enfants et si nous n'avions pas tué cette femme, ceux qui se prétendent marchands l'auraient volée elle aussi.
— Ils nous ont dit qu'ils étaient Premiers Hommes, objecta le chanteur.
— As-tu déjà vu des Premiers Hommes vêtus de la sorte, avec des parkas Morses et des jambières en peau de caribou ? demanda le conteur.
— Ils portaient des bottes en nageoire de phoque.
Le conteur émit un son grossier par le nez.
— Ils se sont donc rendus dans un village Premiers Hommes où ils ont acheté les bottes.
Le danseur, un homme tranquille, plaça plusieurs bâtons dans l'âtre au centre du logis puis leva les yeux sur les autres :
— Ils disaient être commerçants, pourtant ils sont arrivés dans des bateaux gainés comme ceux des chasseurs marins. Ils disaient être Premiers Hommes mais combien de fois les hommes de ce village ont-ils vu un marchand des Premiers Hommes ? Ils restent dans leurs propres îles. Ils ne viennent pas à nous.
— Le plus jeune, dit Canne Qui Marche. Tout homme voudrait son couteau.
— Je l'ai vu, approuva le sculpteur. La lame est en obsidienne. Les têtes de lances des Premiers Hommes sont en obsidienne, et même leurs pointes de harpons, mais c'était trop beau, trop parfait pour avoir été façonné par une main Premiers Hommes.
Le chanteur leva les mains et n'ajouta mot.
Alors, Canne Qui Marche se leva. S'exprimant avec l'autorité acquise par de nombreuses années, il proclama :
— Je me dis que les deux hommes ne sont pas des marchands. Ce sont des chasseurs. Ce ne sont pas des Premiers Hommes. Ils appartiennent aux Morses. Ils ont été envoyés par Saghani pour ramener les bébés et la femme, surtout le garçon avec la figurine sur son parka. N'avez-vous pas remarqué que le chasseur Morse le plus jeune portait lui-même une sculpture identique ?
— Mais pourquoi, si ces enfants étaient dotés de pouvoirs spéciaux, Saghani les aurait-il vendus ? demanda le chanteur. Il aurait pu en choisir sans cadeaux des esprits.
— Il voulait les pouvoirs spirituels promis par notre chaman, répondit le conteur. Tu crois que notre chaman n'aurait pas su si on lui avait donné les mauvais enfants ?
— Mais s'il savait pour les enfants, repartit le chan-teur, il devait aussi savoir que les hommes envoyés par Saghani mentaient.
— A ce moment, notre chaman avait déjà cédé son pouvoir, expliqua le danseur.
— Les femmes prétendent qu'il leur a donné les enfants, à ces Premiers Hommes, à ces Morses, enfin, je m'y perds, dit le chanteur. Les femmes assurent que le jeune homme a promis d'élever les garçons dans la connaissance que notre chaman était leur père, dans l'honneur et le respect des coutumes du Peuple des Rivières.
— Les femmes entendent ce qu'elles veulent entendre, objecta le conteur. L'homme avait un bon visage et un corps robuste. Les femmes n'ont pas été chercher plus loin.
Le sculpteur demanda alors :
— Que devrions-nous faire ? Est-il préférable d'offrir des prières ? De jeûner et de brûler de la viande ? Ou d'aller chez les Morses tuer Saghani ?
Un sifflement sembla monter de la flamme, comme si chaque homme était habité du désir de tuer.
— Tuer, dit posément le conteur.
— Tuer, dit le sculpteur.
— Si cela signifie que notre village sera sauf... dit le chanteur.
Le danseur observa longuement Canne Qui Marche.
— Selon toi, que devrions-nous faire ?
— Rien de bon n'est venu de cet homme Saghani. Je me dis que nous devons nous assurer qu'il ne remettra pas les pieds dans notre village.
— Combien de chasseurs de ce village seraient prêts à partir ? s'enquit le danseur.
— Cinq, cela nous le savons.
— Huit fois dix, nous avons, dit Canne Qui Marche, mais chaque homme doit décider pour lui-même. Que chacun de vous aille parler aux chasseurs qui ne sont ni trop vieux, ni trop jeunes. Dites que nous nous rendrons chez les Morses et détruirons comme Saghani a détruit.
96
Premiers Hommes
Péninsule d'Alaska
— Nous sommes partis chercher un fils et en avons ramené deux, dit Kayugh.
Il tendit à Chagak le garçon appelé Souriceau. Ses mains avaient passé tant d'années à tenir des bébés qu'elles surent immédiatement que faire. Chagak prit donc l'enfant qu'elle installa sur sa hanche. Mais ses yeux étaient posés sur Kiin et Samig, sur Trois Poissons et Petit Couteau, tous quatre debout, enlacés, Shuku, Takha et Nombreuses Baleines au centre du cercle, i famille au complet. Elle regarda Shuku et Takha tendra les bras l'un vers l'autre. Avec leurs petits doigts potelés, ils se tâtaient réciproquement, Takha s'accru-chant à son père, Shuku à sa mère.
— Qu'en penses-tu ? demanda Kayugh à sa femme. Sommes-nous trop vieux pour élever un fils ?
La gorge emplie de larmes, Chagak fut incapable de répondre, alors elle tourna le regard vers l'enfant dans ses bras, un beau petit garçon replet, à l'ossature épaisse comme celle des Chasseurs de Morses, avec de grands
yeux limpides et foncés et beaucoup de cheveux. Elle regarda ensuite Mésange, debout à son côté, et quand elle put à nouveau parler, elle lui demanda :
— Aimerais-tu un petit frère ?
Mésange leva les yeux sur le garçonnet qu'elle dévisagea solennellement avant de demander :
— Shuku est-il mon frère ?
— C'est ton neveu, répondit Chagak.
— Comme Nombreuses Baleines ?
— Comme Nombreuses Baleines.
— Comme Takha ?
— Oui.
— Comme Petit Couteau ?
Tout en posant sa question, Mésange pouffa de rire, la main devant la bouche.
— Comme Petit Couteau, répondit Chagak sachant que la petite fille trouvait drôle d'être la tante d'un homme déjà chasseur.
— J'ai besoin d'un frère, dit Mésange. Un petit frère.
— Parfait, dit Kayugh. Tu nous aideras à nous en occuper.
Mésange tapota la jambe du bébé.
— Quel est son nom ?
— Nous devons lui donner un nom, répondit Kayugh. Nous allons y réfléchir, mais pas aujourd'hui.
— C'est Chasseur, déclara Longues Dents. Ainsi dois-tu le nommer.
Kayugh hocha la tête, prononça le nom avec lenteur, comme s'il en goûtait le son sur sa langue.
— C'est bien, dit-il. Nous avons besoin de chasseurs.
— Oui.
— J'ai promis d'élever ces deux garçons dans la connaissance qu'ils sont fils du vieil homme Dyenen, chaman du Peuple des Rivières, expliqua Kayugh.
S'il regardait Longues Dents, il parlait assez fort pour être entendu de Chagak.
Celle-ci sentit sa poitrine se serrer, comme une douleur oppressante en son cœur. Encore un fils élevé pour honorer un village différent, une autre façon de vivre.
Samig ne suffisait-il pas ? Quel bien avait-on tiré à l'expédier chez les Chasseurs de Baleines ? S'il était resté avec les Premiers Hommes, dans leur propre village, Amgigh serait sans doute encore vivant.
— Si j'accompagne Chasseur au bout de son enfance, intervint Chagak, je ne le rendrai pas à une autre tribu. J'ai donné Samig. Je n'en donnerai pas d'autre.
— Il est Morse, dit Kayugh. Le Peuple des Rivières n'en veut pas. J'ai seulement promis à leur chaman que je parlerai au garçon des pouvoirs de l'homme qui aurait été son père.
— Alors nous ne le rendrons pas au Peuple des Rivières ? s'assura Chagak.
— Non.
— Ni aux Chasseurs de Morses ?
— Il est nôtre.
Chagak s'autorisa alors à plonger les yeux dans ceux du petit garçon. Elle caressa la peau tendre de son visage et lui sourit. Il sourit à son tour et appuya sa têts contre elle. Alors, Chagak entendit la voix de la loutrs entonner un chant haut et clair : « Un fils à aimer. Un fils à élever. » Portant son regard sur Kiin, Chagak sut qu'elle devait entendre le même chant.
97
La neige pourrait arriver, objectèrent les chasseurs Morses, et il y aurait de la glace dans les baies. Aussi, le Corbeau et Waxtal promirent-ils de nombreuses marchandises et le pouvoir spirituel aux hommes qui les accompagneraient. Même aux femmes qui viendraient, ajouta Waxtal, qui ne donna pas le choix à Kukutux. Pourquoi, après avoir gagné la bataille, retourner au village morse pour ramener les femmes ? Pourquoi risquer d'être séparés par la neige et la glace ?
Le Corbeau et Waxtal — ainsi que les Chasseurs de Baleines et de nombreux hommes venus du village Morse — pagayèrent donc en direction de la plage des Commerçants.
Six jours plus tard, les hommes Rivières quittèrent leur village, luttant contre la glace et les vents gelés dans leurs bateaux de pêche peu maniables. Ils s'embarquaient pour un périple de quatre jours jusqu'au village de Saghani — trente hommes, chacun nourrissant l'espoir de tuer Saghani.
Les hommes Rivières parvinrent au village Morse la quatrième nuit. Les habitations étaient faiblement éclairées par les lampes à huile.
— Pas de chiens, murmurèrent les chasseurs, surpris par le calme qui régnait.
Ils avaient tout prévu avec soin. Commençant aux confins du village, ils se séparèrent au fur et à mesure qu'ils se déplaçaient de logis en logis pour se rassembler au fond du village. Ils arrivèrent en premier à la demeure de Poils au Menton, se glissèrent à l'intérieur, se déplaçant debout en silence à la façon dont ils faisaient dans la forêt.
Poils au Menton avait décidé de ne pas accompagner le Corbeau. Lui, sa femme et leurs enfants dormaient. Ils se réveillèrent à l'instant où les couteaux leur tranchèrent la gorge. Ils hurlèrent mais les hommes Rivières les bâillonnèrent d'une main et nul n'entendit.
Shuku et Takha sur ses genoux, Kiin les berçait en chantant. Samig s'assit à côté d'elle et tendit la main vers Shuku. L'enfant ouvrit les yeux un instant, sourit et baissa à nouveau les paupières.
— Je suis trop heureuse, dit Kiin.
Mais Samig posa deux doigts sur ses lèvres pour que ces paroles retournent dans sa bouche.
— C'est une bonne chose, dit-il. Mais n'incite pas les esprits à reprendre ce que nous avons.
La voix intérieure de Kiin répéta ce qu'avait dit Samig puis lui rappela son frère mort, Qakan, son père, Waxtal, sans doute mort lui aussi. Pourquoi attirer leurs esprits avec des mots ?
Kiin tendit Shuku à Samig et prit Takha. Ils mirent les garçons dans la chambre de Kiin et, debout, les contemplèrent un moment. Puis Trois Poissons fut là, elle aussi, les yeux posés sur les petits, son fils tétant au creux de ses bras.
Samig se pencha pour murmurer à Kiin :
— Cette nuit, je dois la passer avec Trois Poissons.
Kiin approuva d'un signe de tête, refusant de se laisser aller à regretter de devoir partager son époux. Trois Poissons avait été mère de Takha, femme de Samig quand tout cela était impossible à Kiin. Nombreuses Baleines connaîtrait Kiin comme sa mère et serait aussi un fils pour elle.
Les anciennes railleries de son frère Qakan lui revinrent à l'esprit, les nombreuses fois où il lui avait dit qu'elle ne serait jamais épouse, jamais mère. Désormais, elle avait quatre fils, car Petit Couteau lui appartenaii aussi.
Elle regagna la pièce principale de l'ulaq, s'assit avec des peaux de phoque à coudre. Kiin se mit à fredonner, un chant qui lui vint comme souvent lorsqu'elle était heureuse, un chant sans paroles. Posant son ouvrage, elle grimpa le rondin qui menait au toit. Elle s'installa dehors, dans la fraîcheur du vent, sans parka, sans jambières, vêtue de ses seuls tabliers.
Le vent était comme de l'eau sur sa peau, propre et froid. Le trou du toit des ulas laissait échapper la douce lumière des lampes, mais l'obscurité dissimulait la plage et l'eau de la baie. Dans les collines, les loups hurlaient, ce qui ramena Kiin aux mois passés au village Morse. Elle frémit et s'apprêta à rentrer lorsqu'elle entendit un murmure porté à son oreille au-dessus de l'eau.
Elle regarda du côté d'où venait le son, écarquilla les yeux dans l'espoir de distinguer quelque chose, prêta l'oreille, mais plus rien.
« C'était un mot Morse », dit sa voix intérieure avec clarté.
Kiin demeura un instant immobile, n'entendit rien et répondit à son esprit :
— Ce n'étaient que les loups. Leurs chants me ramènent toujours chez les Chasseurs de Morses.
Mais Kiin perçut un autre mot et reconnut la voix. Le Corbeau. Avec une infinie précaution, elle se glissa dans le trou du toit. Une fois à l'intérieur de l'ulaq, elle sauta du rondin, courut dans la chambre de Trois Poissons, appela Samig, chuchotant mais assez fort pour que les trois petits se mettent à pleurer.
— Samig ! Il y a des gens qui arrivent. Des Morses. Je les ai entendus. Le Corbeau est là. Je vais me cacher. Je pars dans les collines et j'emporte nos fils.
Samig l'entourait déjà de ses bras, comme si, de sa seule chair, il pouvait la protéger des lances et des couteaux.
— Non. Tu es ma femme. Le Corbeau ne peut rien contre moi.
Petit Couteau surgit de sa chambre en se frottant les yeux. Samig lui tendit une javeline courte.
— Va chercher mon père et Longues Dents. Préviens-les que les hommes Morses sont là, avec le Corbeau.
Le garçon quitta l'ulaq. Kiin aurait voulu l'accompagner, aurait voulu se battre contre le Corbeau à la place de Samig.
— Je n'y retournerai pas, dit-elle.
Comme personne ne réagissait, elle insista.
— Je n'y retournerai pas. Je suis ici avec mes fils, avec mon peuple. Je n'y retournerai pas.
Samig accrocha son regard. Puis il prit entre ses doigts le collier de perles de coquillage qu'il portait.
— Il y a longtemps, dit-il, j'ai fait cela pour toi. Tu me l'as confié en gage. Maintenant, je te le rends.
Samig posa le collier dans les mains de Kiin. Les perles étaient encore chaudes de la chaleur de sa peau et Kiin eut le sentiment de voir pour la première fois la véritable force de Samig. Pas la largeur de ses épaules ou la dureté de ses muscles sous sa peau, mais le pouvoir émanant de son âme.
Femme du Ciel et Femme du Soleil étaient debout, encerclées par les chasseurs Rivières. Tous les chasseurs étaient munis de couteaux ou de lances dont la pointe était tachée de sang.
— Tant d'armes sont-elles nécessaires contre deux vieilles femmes ? demanda Femme du Ciel.
Ils ne répondirent pas. Femme du Soleil se tourna alors vers sa sœur à qui elle dit dans la langue des Premiers Hommes :
— Ce sont des Rivières, regarde leurs vêtements. Ils ne te comprennent pas.
L'un d'eux s'avança et bredouilla en Morse :
— Où être vos hommes ?
— Tu sais bien qu'ils sont morts, répondit Femme du Ciel. Mais un jour ils se vengeront.
— Où être celui appelé Saghani ?
— Je ne connais aucun Saghani.
L'homme saisit la vieille femme par le bras qu'il lui tordit dans le dos.
— Tu crois pouvoir faire mal à une vieille ? s'exclama Femme du Ciel. Tu te crois puissant parce que tu es plus musclé. Il existe une force que tu ne comprends pas.
L'homme Rivière la lâcha. Elle se frotta le bras et dit :
— Je ne mens pas. Il n'y a personne du nom de Saghani.
L'homme Rivière se tourna vers un des chasseurs à qui il s'adressa en mots précipités. Finalement, l'homme dit à Femme du Ciel :
— Le Corbeau. L'homme Corbeau. Il dire être chaman.
— Il n'est pas là. Il est parti en voyage de troc. Je ne peux pas dire où. Qui sait dans quel village on peut trouver un commerçant ?
L'homme la fixa un instant du regard et déclara :
— Lui vivre. Lui trouver son peuple mort. Vous, les deux vieilles, dire Corbeau que nous le guetter. Un jour Peuple des Rivières le trouver. Le tuer. Lui nourrir nos chiens, comme sa femme.
Puis il repoussa Femme du Ciel et quitta la demeure, suivi des autres.
Les deux sœurs s'assirent, prirent une natte mortuaire et se mirent à tisser.
— En avons-nous suffisamment ? s'enquit Femme du Soleil.
Femme du Ciel jeta un regard par-dessus son épaule à la pile de nattes près du mur.
— Presque.
Samig, Kayugh et Longues Dents se tenaient sur la plage et appelèrent les hommes assis en silence dans les
ikyan. Du haut des ulas. Petit Couteau et Premier Flocon attendaient, lances et propulseurs dans la main droite, couteaux dans la main gauche. Dans chaque logis, les femmes attendaient, les enfants dormaient.
— Venez à nous maintenant, appela Samig. Je suis alananasika. Si vous êtes venus troquer, vous êtes les bienvenus. Si toi, le Corbeau, tu es venu te battre, alors viens au petit matin. Ou bien la nuit cache-t-elle ta honte ?
Kayugh posa la main sur le bras de son fils, pressa les doigts et Samig sut que son père l'avertissait contre toute parole prononcée sous le feu de la colère.
Pas de réponse. Aucun bruit. Samig crut même que Kiin s'était fourvoyée. Peut-être n'avait-elle entendu que le vent portant des paroles émises bien avant. C'est alors que vint une voix, une voix d'homme qui fit croire à Samig qu'il rêvait. Mais Kayugh déclara :
— Ce n'est pas le Corbeau. C'est Waxtal.
— Sont-ce donc des esprits ? demanda Longues Dents.
Kayugh et Samig ne répondirent pas, se contentant d'écouter Waxtal.
— Chasseurs des Premiers Hommes, vous m'avez chassé de votre village dans la tempête afin que je meure. Vous m'avez cru mort voici de nombreuses lunes mais vous voyez, je suis bien vivant. Je vais obtenir vengeance pour ma vie, pour celui qui a pris ma femme, qui a pris ma fille, qui a pris mon ulaq, ma nourriture, toutes les choses qui étaient miennes.
» Si vous pouviez distinguer dans l'obscurité, vous pourriez constater que je viens avec de nombreux hommes. Si je le demande, ils détruiront votre village. Ils tueront vos femmes et vos enfants. Si je le demande, ils feront cela. Mais je suis un homme bon. Je suis béni des esprits. Votre village, vos femmes et vos enfants seront épargnés — si on me rend ma femme Coquille Bleue et ma fille Kiin ainsi que la vie de l'homme qui voulait ma mort. Donnez-moi Samig, donnez-moi Coquille Bleue, donnez-moi Kiin.
— Waxtal ment, dit Longues Dents. Il n'a pas d'hommes avec lui. D'une façon ou d'une autre, il a réussi à passer l'hiver et il arrive maintenant en pleine nuit pour nous faire croire qu'il possède un grand pouvoir.
Longues Dents mit ses mains autour de sa bouche et cria :
— Ta femme Coquille Bleue est morte.
Waxtal se tut un moment, puis Samig entendit rire et Waxtal repartit :
— Les esprits me vengent déjà. Alors je prendrai Chagak. Femme pour femme. Dis à Kayugh qu'il peut garder sa fille, la petite, Mésange. Je n'en ai pas besoin.
— Tu n'auras ni ma femme ni aucune de mes filles ! s'écria Kayugh. Ni Baie Rouge, ni Mésange, ni Kiin, ni Trois Poissons.
— Il est seul, dit Longues Dents. Rentrez chez vous. Je vais rester là et guetter jusqu'au matin. Il est incapable de lancer un javelot assez loin pour m'atteindre depuis l'eau et je ne le laisserai pas approcher de la plage.
Mais, tout en attendant, Samig avait fait monter des prières au Mystère, à cet esprit créateur. Il se sentit envahi du pouvoir de celui-ci et sut que Waxtal disait vrai. Samig perçut la vigueur des esprits guerriers des chasseurs, la force des esprits fluides et gracieux des femmes et, à sa grande surprise, celle plus petite des bébés et des enfants.
— Il ne ment pas, dit Samig aux deux autres. Ils sont nombreux. Il a même amené des femmes et des enfants.
— Pourquoi ? s'étonna Longues Dents.
— Qui peut comprendre Waxtal ?
— Qui sont-ils ? demanda Kayugh. Des Premiers Hommes ? Des Morses ?
Comme en réponse à l'interrogation de Kayugh, Samig entendit une autre voix.
— Samig, je te combattrai pour la femme Kiin. La dernière fois, j'ai pris ta main, cette fois je prendrai ta vie.
Le sang reflua dans les membres de Samig.
— C'est le Corbeau, dit-il à son père. Je me demande comment, mais il sait que Kiin est ici.
— Tu m'as dit que tu étais prêt à le combattre.
Percevant la confiance dans la voix de son père,
Samig s'écria :
— Je te combattrai. Si je gagne, Kiin reste ici et Waxtal s'en va.
— C'est juste, dit le Corbeau.
Samig entendit un murmure de protestation, la voix ténue et haut perchée de Waxtal, puis le silence. Et dans ce silence, Samig sentit à nouveau les esprits de ceux qui accompagnaient Waxtal, se rappela les bruits, les goûts et les odeurs du village.
— Ce sont des Chasseurs de Baleines, dit-il à Kayugh. Waxtal a amené les Chasseurs de Baleines.
— Impossible, répondit son père. Pourquoi viendraient-ils ici ? Il a trouvé le Corbeau et l'a amené avec quelques habitants du village Morse.
Au-dessus de l'eau, Samig entendit les faibles pleurs d'un bébé puis la voix agacée de Waxtal tançant la mère.
— Chasseurs de Baleines, insista Samig. Il les a amenés ici, je ne sais comment il a fait.
Arrondissant ses mains pour faire porte-voix, il s'écria :
— Phoque Mourant, Roc Dur, Oiseau Crochu !
Après un long silence, la voix d'Oiseau Crochu
retentit.
— Toi, Samig, croyais-tu pouvoir nous tuer par ta malédiction, nous sommes des Chasseurs de Baleines. Notre pouvoir est supérieur au tien. Tu n'es rien. Nous sommes venus te tuer et rompre la malédiction que tu as laissée sur notre île.
— Tu sais que je n'ai pas maudit votre île. Si mes pouvoirs étaient aussi grands, vous seriez fous d'essayer de me tuer. Mais vous avez des femmes avec vous. Des enfants. Ils sont les bienvenus ainsi que tout chasseur qui vient en ami. Nous avons de la nourriture, de l'huile et une bonne plage. Ensemble nous pouvons constituer un village plein de force. Ensemble nous pouvons chasser et enseigner l'art de la chasse à nos fils. Qui peut dire pourquoi une montagne se met en colère et détruit un village ? Peut-être est-ce quelque chose que les hommes ne peuvent comprendre. Mais nous devons continuer, nous devons chasser, manger et vivre.
— C'est toi l'imbécile, Samig, répondit Oiseau Crochu.
Puis le Corbeau appela :
— Samig, peu m'importe ce que font ces Chasseurs de Baleines. Je me moque qu'ils se battent ou non. Je suis venu pour Kiin. Tu ne peux modifier ma décision avec des paroles.
— J'ai dit que je te combattrai. Au matin, sur cette plage.
— Sur la plage, maintenant.
— On ne voit rien.
— Allume des feux. J'attendrai.
— Viens quand tu es prêt.
Sur ces paroles, Samig retourna dans son ulaq, à ses femmes et ses enfants, à ses armes. Pendant ce temps, Kayugh et Longues Dents rassemblèrent des os de phoque, de l'huile, du bois et de l'herbe. Ils démarrèrent deux feux, un à chaque extrémité de l'endroit où les hommes lutteraient.
— Oreilles d'Herbe et ses épouses, Poils au Menton et ses enfants, Lanceuse d'Ardoise et son mari, deux femmes Chasseurs de Baleines, dit Femme du Ciel.
— Il y en a beaucoup d'autres, remarqua sa sœur.
Mais Femme du Ciel ne répondit pas. Penchée sous
le poids, chacune avançait, les bras chargés de nattes mortuaires.
— Les enfants ? s'enquit Femme du Ciel.
— Certains ont été tués, et tous les hommes, et la moitié des femmes.
Femme du Ciel regarda la demeure de Chasseur de Glace.
— L'épouse de mon fils ? demanda-t-elle dans un murmure.
— Elle est vivante. Elle est avec les enfants. Mais la femme d'Oiseau Chante est morte.
— Qui prend soin de son bébé ?
— Sa sœur. Sois heureuse que ton fils et tes petits-fils soient saufs.
— Ils sont avec le Corbeau, répondit Femme du Ciel. Ils ne sont pas en sécurité.
— Ils nous reviendront.
Sa sœur se raidit sous le poids des nattes mortuaires.
— C'était à cause des bébés — les fils de Kiin.
— Ils sont vivants tous les deux, déclara Femme du Ciel. Je lui ai dit d'en donner un aux esprits, mais elle a refusé. Elle a prétendu que Takha était mort, mais c'était faux. Quand les bébés étaient petits, nous aurions pu en prendre un. Cela n'aurait posé aucune difficulté.
— C'est toujours difficile de prendre une vie.
— Pour en sauver autant ?
— Je n'ai, quant à moi, jamais été convaincue que c'était à nous de faire ce choix. Alors ne te reproche rien. Moi aussi je savais que Takha était vivant.
— Comment le savais-tu ? s'étonna Femme du Soleil. Tu n'as pas de rêves.
— Non, c'est exact. Mais je te connais. Je sais ce que je vois dans tes yeux et je savais que les fils de Kiin étaient vivants.
— Celui qui était malfaisant. Il aurait dû mourir.
— Non, sœur, protesta Femme du Ciel. Il n'était pas mauvais. En cela, tes rêves se sont trompés. Le mal se sert de ce qu'il a pour provoquer de la douleur. Le mal est dans le Corbeau. Si quelqu'un doit mourir, c'est lui. Si les bébés de Kiin étaient morts, le mal nous serait parvenu par un autre moyen. Sinon, pourquoi tout cela ? ajouta-t-elle en levant les bras et en désignant du menton les nattes mortuaires.
Kukutux était assise dans l'ik, avec les autres femmes. De là, le village n'était qu'une masse obscure sur la rive, mais tandis que les feux prenaient, elle distingua les monticules formés par les ulas, distingua les gens rassemblés sur les toits. Kukutux courba le dos, ce qui soulagea la crampe qui tenaillait ses muscles.
J'aurais dû rester au village Morse avec Elle Pleure et Nombreux Bébés, se dit-elle. J'ai besoin de passer des jours sur la plage ; j'ai besoin de coudre et de tisser, de chercher des clams et des oursins.
Mais Waxtal avait voulu qu'elle voie le village où il serait bientôt chef, et il refusait d'aller la rechercher au village Morse une fois la bataille emportée.
Kukutux secoua la tête. Ce n'était pas un village — quatre, cinq ulas, quelques claies de séchage et une poignée de chasseurs. Mais ce n'était guère pis que chez eux, au fond. Et les logis étaient en bon état, les habitants, à ce qu'elle en voyait, semblaient robustes et en bonne santé.
— Il n'y a ici aucune malédiction, murmura-t-elle.
Mais Samig était là. Elle avait entendu sa voix et elle s'en souvenait — le Traqueur de Phoques qui était venu dans leur village, qui avait appelé de nombreuses baleines. Roc Dur l'avait-il oublié ? Avait-il oublié les baleines données par le jeune homme ? Leur village n'avait jamais été aussi prospère. La malédiction était arrivée lorsque Roc Dur avait obligé Samig à ne plus chasser, lui confiant une tâche de gamin au lieu de l'honorer comme un homme. Peut-être la malédiction venait-elle autant de Roc Dur que de Samig.
Elle maintint l'ik bien à l'écart de la plage afin que les feux ne trahissent pas l'attente des femmes et des enfants.
Le Corbeau se battrait, Roc Dur était d'accord. Puis, si Samig n'était pas mort, viendrait le tour de Roc Dur, puis d'un autre chasseur, et un autre, jusqu'à ce que Samig meure et que la malédiction ne pèse plus sur les Chasseurs de Baleines.
Et s'il n'y avait pas de malédiction ? songea Kukutux.
Il arriva revêtu de son long manteau de plumes, un couteau dans chaque main, les cheveux flottant sur ses épaules. Il était grand et mince. Un seul bras de Samig était épais comme deux du Corbeau, mais Samig ne pouvait quitter des yeux les mains de l'homme, intactes et puissantes, chacune armée d'un couteau à longue lame.
Deux mains robustes. Deux mains puissantes contre sa faiblesse. Samig secoua la tête pour chasser le doute et dénoua l'attelle d'os de son index. Il plaça le couteau d'Amgigh dans sa main droite et serra les doigts autour du manche.
— Toi, le Corbeau des Morses, tu as deux couteaux, s'écria Samig.
Il attendit qu'on traduise ses paroles mais le Corbeau répondit vivement.
— Va chercher un autre couteau, railla-t-il, hilare. J'attendrai. Le combat doit être équitable.
Samig perçut la moquerie et, le cœur lourd, comprit que le Corbeau était au courant pour sa main. Il se tourna vers les hommes réunis près de lui sur la plage, ceux qui se tenaient dans la lumière orangée des feux, et tendit son bras gauche. Son père lui offrit le sien, également façonné par Amgigh. C'est alors que Petit Couteau surgit des ulas. Levant son couteau du fourreau suspendu à son cou, il dit :
— Père, tu es homme de deux peuples. Que ta force vienne de deux tribus.
Kayugh hocha la tête et recula. Samig accepta l'arme de son fils. C'était un couteau court. La lame, jaillissant de l'espace entre le pouce et l'index, n'était pas plus longue que le pouce de Samig et le manche tenait aisément dans la paume de la main. La lame d'andésite était de facture grossière, mais la pointe en était aiguë comme un harpon à baleine.
Samig tournait les talons pour faire face au Corbeau quand Petit Couteau lui saisit le bras et l'obligea à pivoter de nouveau.
— Attends. Ce sera mieux ainsi.
Il plaça alors la lame pointe en bas par rapport au poignet de Samig.
— Pour lancer, expliqua Petit Couteau en faisant de la main un geste vers le bas.
— Oui, oui, dit Samig en se tournant une fois de plus vers son adversaire.
Le Corbeau se débarrassa de sa longue cape, s'étira de tout son long et attendit. Samig ôta son parka. Le vent nocturne était glacé sur sa peau, mais il ne sentait que la fermeté des couteaux dans ses mains. Il avança la main droite, lame vers le haut, gardant le bras gauche le long du corps.
— Tu as dit que ce combat devait être équitable, dit Samig au Corbeau.
— Tu te plains de ta main ? Je ne t'oblige pas à te battre. Donne-moi Kiin et je m'en vais.
— Ce combat n'est pas équitable parce que j'ai de la force gagnée par la prière et le jeûne.
— Tu crois que je ne prie pas ?
— L'homme qui cherche cet esprit plus grand que lui n'a pas besoin d'un couteau pour prouver son pouvoir.
— Fou ! dit le Corbeau. Personne ne m'est supérieur !
— Prétends-tu que ton pouvoir est égal au pouvoir des esprits ?
— Oui. J'appelle les esprits. Ils font ce que je leur demande. Tu ne les vois pas, mais il y a des esprits dans les feux, des esprits qui planent dans l'obscurité. Écoute.
Soudain, une voix surgit au-delà des flammes, un cri comparable aux chants de deuil des femmes.
— Ton esprit Grand-mère pleure déjà ta mort, dit le Corbeau.
Une deuxième voix parvint du feu derrière Samig.
— Il n'y a pas d'espoir pour toi, Samig, dit la voix. Tu m'auras bientôt rejointe dans le monde spirituel.
Samig faillit se retourner mais il resta calme, habité par l'assurance de sa propre force.
Une troisième voix s'éleva et, cette fois, Samig observa attentivement le Corbeau, la façon dont il tenait sa tête. Il observa sa bouche, la raideur de ses lèvres. C'est une ruse, se dit Samig — rien qu'une ruse.
Alors Samig fit comme s'il n'avait rien entendu.
— Kiin est ma femme, déclara-t-il. Elle restera ici, avec moi.
— Vaut-elle ta vie ?
— Oui, et la tienne aussi.
— Alors, as-tu appris à te battre au couteau ?
— Je combats avec bien plus, dit Samig en levant la main droite. Cette lame exige ton sang. Avec elle tu as tué mon frère — cette lame qu'il a faite lui-même. Depuis ce jour, ce couteau ne veut rien d'autre que le goût de ton sang.
— Tes nombreuses paroles montrent seulement que tu crains mes armes, rétorqua le Corbeau.
Il bondit en avant et sa lame décrivit un arc de cercle en direction du ventre de Samig qui recula avec un cri de dégoût venu du fond de sa gorge.
Samig fit trois pas rapides et se plaça de côté pour donner moins de prise à la lame du Corbeau. Lorsque celui-ci s'avança, Samig zébra l'air de sa main gauche, provoquant une longue estafilade à l'avant-bras du Corbeau. Le sang avait jailli dès la première estocade.
Le Corbeau recula et Samig bondit de nouveau à l'assaut, bloquant le bras droit du Corbeau à l'aide de son
bras gauche, bras contre bras, os contre os. Puis, de sa main droite, il brandit la longue lame d'obsidienne noire du couteau d'Amgigh. Il taillada jusqu'au sang le ventre du Corbeau. Quand la blessure s'ouvrit, Samig entendit le sifflement de la respiration de ceux qui se tenaient derrière lui.
— Tu es lent, dit Samig qui, attaquant une fois de plus, balafra la joue du Corbeau.
Le Corbeau ne broncha pas. Il s'avança pour affronter le coup de Samig et, de sa main droite, frappa d'une longue meurtrissure le flanc de Samig ; la lame traversa la peau pour effleurer les côtes. Mais Samig, sans se soucier de la douleur, visa le cou du Corbeau. Celui-ci pivota si rapidement sur lui-même que la lame de Samig ne rencontra que des cheveux. A son tour, le Corbeau se lança pour viser l'épaule avec son couteau gauche, mais Samig se laissa tomber, enfermant volontairement les pieds du Corbeau dans les siens. Le Corbeau s'affala lourdement sur le ventre, son couteau gauche se fichant dans le sable jusqu'à la garde.
Le Corbeau tira son couteau, les deux hommes se relevèrent, le corps maculé de sang, le souffle lourd et bruyant.
— Tu as beaucoup appris, remarqua le Corbeau avant de marquer une pause comme s'il voulait donner à Samig le temps de répondre.
Mais Samig ne dit rien. Alors, genoux pliés, le Corbeau ajouta :
— Le pouvoir n'est rien de plus que des bras puissants et de bons couteaux, Traqueur de Phoques.
Il éleva la voix, appela en direction de l'obscurité, en langue Morse.
Samig vit les ikyan qu'il savait être là, pas seulement les ikyan longs et peu maniables des Chasseurs de Morses, mais ceux fins et élancés des Chasseurs de Baleines.
— Tu crois pouvoir échapper à un tel peuple, Traqueur de Phoques ? demanda le Corbeau.
Mais la voix de Kayugh s'éleva au-dessus de celle du Corbeau.
— Samig, concentre-toi sur ce combat, ne pense qu'aux couteaux.
C'est alors qu'une voix surgit des ikyan, une voix connue de Samig : Roc Dur.
— Meurs maintenant. Meurs vite, Tueur de Baleines, dit-il en utilisant le nom Chasseur de Baleines de Samig. Ma vengeance ne sera pas aussi rapide que celle du Corbeau. Tu espéreras le tranchant rapide du couteau si tu attends de mourir de ma main.
— Samig ! répéta Kayugh.
Mais l'avertissement vint tard et, avant que Samig ne puisse lever ses couteaux, la lame du Corbeau avait fait une plaie dans son bras droit et son couteau gauche menaçait la gorge de Samig.
Samig rassembla ses forces et repoussa son adversaire avant qu'il ne frappe à nouveau puis, de sa main gauche, provoqua une zébrure peu profonde en travers de sa poitrine.
Les deux hommes décrivirent des cercles et le Corbeau entonna des incantations incompréhensibles pour Samig.
Une autre voix se fit entendre, une voix de femme, puissante, montant des ulas des Premiers Hommes.
— Le Corbeau, tu as gagné le précédent combat grâce à mon pouvoir, grâce au pouvoir de mes sculptures.
Kiin parut et se tint près d'un des feux, ses fils dans ses bras. Les flammes éclairaient son visage et celui de ses fils.
— Le Corbeau, s'écria-t-elle, cette fois, mon pouvoir est du côté de Samig, mon époux, père de Shuku et de Takha.
Samig vit la surprise sur le visage du Corbeau et comprit qu'il croyait Takha mort et Shuku avec le Peuple des Rivières.
D'autres arrivèrent du village de Samig, des femmes et des enfants, tous portant des sculptures qu'ils déposé-rent aux pieds de Kiin, cercle d'animaux et d'hommes, cercles d'esprits habitant l'ivoire et le bois. Dans les ombres du feu, chaque figurine parut bouger.
Samig observa sa femme et, la voyant ainsi debout avec ses deux fils, il eut si peur que sa force sembla l'abandonner. Pourquoi montrer au Corbeau ce qu'il gagnerait dans ce combat, pourquoi lui donner encore plus de raisons de se battre ? Mais elle regarda Samig avec détermination et il comprit que là était la force de Kiin — dans ses fils et ses sculptures. Cette force, elle la lui transmit. Kiin ne montrerait pas Shuku et Takha au Corbeau si elle pensait qu'il avait la moindre chance de l'emporter.
Soudain, Samig oublia ses blessures.
— Tu es mort, dit-il au Corbeau en plongeant.
Le Corbeau fit un écart, levant le bras gauche pour le lacérer au moment où Samig s'approcherait, mais Samig tournoya prestement et plongea la courte lame de Petit Couteau dans le cou du Corbeau.
II s'écarta d'un bond et resta debout, les doigts de sa main droite toujours agrippés au manche enveloppé de fanons de baleine du couteau d'Amgigh.
Il tint le couteau en l'air et proclama :
— Kiin ne t'appartient pas, le Corbeau. Son pouvoir est le mien. Si tu veux un tel pouvoir, tu dois le trouver par tes propres prières, dans tes propres visions.
Alors le Corbeau tourna les talons, ramassa son long manteau de plumes et, repoussant les hommes de son village, passant devant Chasseur de Glace et ses fils, il se dirigea vers son ik. Chasseur de Glace esquissa le geste de le suivre mais le Corbeau le repoussa de la main et tira son bateau dans l'eau. Le Corbeau grimpa, prit sa pagaie et s'avança dans la nuit noire.
— Tu vois, le Corbeau, dit Samig d'une voix posée. Même une lame minuscule est plus grande que toi.
Waxtal regarda l'ik du Corbeau glisser entre les ikyan des Chasseurs de Baleines. Roc Dur appela. Le Corbeau se retourna avant de s'effondrer au fond de son esquif.
Dans la fixité de son regard, Waxtal vit les yeux d'un homme déjà mort.
De gros flocons de neige mouillée se mirent à tomber du ciel obscur. D'abord, Waxtal crut que c'était de la cendre, comme celle qui était tombée la nuit où Aka et Okmok étaient entrés en éruption. Puis la neige froide humecta son visage. Un oiseau se posa dans l'ik du Corbeau avant de reprendre son envol.
« Un corbeau », lui murmura la défense sculptée.
Mais quel corbeau volait la nuit au-dessus de l'eau ?
Waxtal posa sa pagaie pour suivre l'ik du chaman à la dérive. Le Corbeau n'avait plus besoin de son manteau ni de son amulette. Pourquoi ne pas les lui prendre ? Ils devaient appartenir à un autre chaman, qui utiliserait leur pouvoir avec sagesse.
C'est alors que Roc Dur s'écria :
— Tu en as combattu un, combats maintenant un autre.
Waxtal guetta la réponse de Samig mais celui-ci demeura silencieux.
Le ciel commençait de s'éclairer et même si les feux rougeoyaient de braises, Waxtal distinguait plus nettement la plage. Kiin était à côté de Samig, ses jumeaux dans les bras. La femme Chasseur de Baleines de Samig était là, elle aussi, avec son bébé et Petit Couteau.
Roc Dur gagna les eaux peu profondes, fit signe à ses chasseurs de le suivre et accosta. Waxtal attendit. Pourquoi s'approcher du combat quand son pouvoir résidait dans la prière et l'appel aux esprits ? Il fouilla dans son ik et tira la peau d'animal que le Corbeau lui avait donnée.
— Cet homme était stupide de me donner tant de son pouvoir, dit Waxtal à ses défenses. Je possède désormais le pouvoir que j'ai acquis par mes sculptures et celui que j'ai acheté au Corbeau.
Waxtal attendit que la défense sculptée réponde, mais si elle le fit, ce fut perdu dans la colère retentissante de Roc Dur apostrophant Chasseur de Glace et ses fils.
— Que comptez-vous faire, Chasseurs de Morses ?
Vous battrez-vous pour l'honneur de votre peuple, ou est-ce à mon tour ?
— Ceux de ma tribu ne mesurent pas leur honneur au nombre d'hommes tués ou au pouvoir des couteaux, répondit Chasseur de Glace. Je ne me battrai pas. Mais mes fils sont adultes. Chacun doit parler pour lui-même.
Tournant le dos à Samig, les fils de Chasseur de Glace se tenaient au bord de l'eau près de leur ikyak.
— Nous n'avons aucun différend avec cet homme ou son épouse, dit celui qui avait une cicatrice.
— Alors, je le combattrai moi-même.
Samig s'écarta de ses épouses et s'avança à la rencontre de Roc Dur. Mais, surgissant de l'ombre, Kayugh le devança.
— Mon fils n'a pas maudit ton village, dit-il. Aurait-il appelé la colère des montagnes sur son propre peuple comme sur le tien ? N'oublie pas que notre village aussi a été détruit.
— Toi, Kayugh, as-tu perdu tous tes chasseurs ? Tes enfants sont-ils morts ? Tes femmes ?
— Nous avons survécu parce que nous avons choisi de quitter notre île. Vous en avez décidé autrement. Ne reproche pas à un autre ce qui t'est arrivé.
— J'accuse l'homme qui a attiré la malédiction sur nous, et je tuerai cet homme.
— Tu devras te battre avec moi avant de te battre avec mon fils.
Roc Dur s'esclaffa et Samig en profita pour s'avancer à hauteur de son père.
— Je me battrai contre lui, dit-il avec un grand calme, seulement pour Kayugh.
— Tu es fatigué.
— Je me battrai. Si je dois mourir, que je meure.
Kayugh baissa la tête, attendit longuement puis finit
par reculer.
— Un couteau ? demanda Roc Dur.
Samig tint en l'air la lame d'obsidienne d'Amgigh.
— Un couteau.
Alors, Samig décrivit une fois encore des cercles, lame en avant, mais, du coin de l'œil, il repéra un mouvement, quelqu'un entrait dans le cercle de sable foulé. Tournant la tête, persuadé qu'un autre Chasseur de Baleines venait à la rescousse de Roc Dur, il vit qu'il s'agissait de Petit Couteau. Son cœur se tordit d'angoisse.
— C'est mon combat. Reste à l'écart ! lui cria Samig.
— Pas question s'il ne le fait pas non plus, répliqua Petit Couteau en pointant sa lance vers un homme debout derrière un des feux.
C'était Oiseau Crochu, lance et projecteur au poing.
— Roc Dur, faut-il que tes chasseurs livrent tes propres batailles ? demanda Samig.
Du coup, Chasseur de Glace et ses fils vinrent se poster derrière Petit Couteau, prêts à lutter.
— Aucune malédiction ne se rompt par la tricherie, proclama Chasseur de Glace.
Phoque Mourant s'avança et posa ses armes à ses pieds.
— Nous ne sommes venus que pour mettre fin à la malédiction qui pèse sur notre peuple, pas pour la transmettre à autrui.
— Oiseau Crochu, tu es un sot, s'exclama Roc Dur. Je suis assez fort pour lui régler son affaire. Pourquoi douter ?
— Il n'y a pas de malédiction. Il ne devrait pas y avoir de combat, intervint Kayugh.
— Traqueur de Phoques, tu n'as pas vu mon île, protesta Roc Dur. Nous continuons de mourir, même si le courroux de la montagne est apaisé. Comment peux-tu affirmer qu'il n'existe aucune malédiction ?
— Admettons un instant qu'il y en ait une, qu'est-ce qui te permet d'affirmer que c'est la faute de mon fils ?
— Nous n'avions pas de problèmes avant son arrivée.
— Vous aviez un autre chef, à cette époque, un homme qui respectait les esprits. Peut-être la malédic-tion est-elle due à quelque chose que tu as toi-même apporté à ton peuple.
Roc Dur jeta son arme. Samig regarda l'homme s'éloigner, aller trouver Oiseau Crochu, lui parler avec rudesse, en hurlant. Samig tourna le dos, rejoignit Kayugh et Petit Couteau, Chasseur de Glace et Phoque Mourant.
Extrêmement las, il restait planté là, debout, sans un mot, se raidissant pour empêcher les esprits trembleurs qui l'avaient envahi d'ébranler ses bras et ses jambes. Alors, quand le grognement sourd de Petit Couteau se mêla aux paroles de ceux qui se tenaient près de lui, Samig ne se tourna même pas vers son fils. Mais voyant les yeux de Kayugh s'emplir d'horreur, Samig comprit et rattrapa son fils qui tombait, une lance plantée dans le dos.
Le poids de Petit Couteau fit ployer Samig qui tomba à genoux. Il blottit le garçon dans ses bras, formulant des paroles et des promesses qu'il ne tiendrait jamais, jusqu'à ce qu'il comprenne que l'esprit de son fils s'en était déjà allé, chassé de son corps par la lance.
Samig regarda en arrière Roc Dur et Oiseau Crochu. Roc Dur avait son projecteur à la main. Oiseau Crochu disait :
— Ta lance a pris Petit Couteau. Samig vit toujours.
Chasseur de Glace lança son javelot en plein dans la gorge d'Oiseau Crochu. Une autre lance vola. Oiseau Crochu et Roc Dur gisaient à terre dans leur propre sang. Samig leva les yeux et s'aperçut que Phoque Mourant avait envoyé la deuxième arme.
Pendant un long moment nul ne bougea. Puis Samig inclina la tête sur le corps de son fils et son chagrin jaillit en longs sanglots étouffés.
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Waxtal assista à la scène depuis son ikyak. Il vit Petit Couteau tomber, attendit sans respirer que Roc Dur frappe à nouveau, mais au lieu de cela, deux lances jaillirent. Waxtal sut que Roc Dur et Oiseau Crochu étaient morts. Qui pouvait dire, désormais, ce que feraient les Chasseurs de Morses et les Chasseurs de Baleines ? Ils étaient venus parce que Waxtal les en avait persuadés, mais maintenant que le chaman Morse et l'alananasika Chasseur de Baleines étaient morts, diraient-ils que lui, Waxtal, était responsable de tout cela ? Essaieraient-ils de le tuer par revanche ?
Le rythme du cœur de Waxtal s'accéléra tant qu'il fit trembler ses mains, le rendant incapable de pagayer. Il réussit toutefois à faire faire demi-tour à son ikyak. Il se dirigea alors vers l'embouchure de la baie des Commerçants, pagayant rapidement jusqu'à ce qu'il atteigne la mer.
La voix de la défense sculptée lui parvint.
« Il y a bien des façons pour un homme de mourir. Tu es en danger. Fais ce que je te dis, Waxtal. »
La force revint dans les bras de Waxtal ; la puissance remplit sa poitrine et il sut qu'il était plus fort que Samig qui tenait un garçon mort dans ses bras et pleurait comme une femme.
Alors, Waxtal orienta son ikyak comme lui disait la défense, vers le village Morse, demeurant près du rivage. Cette nuit-là, quand il fut à nouveau temps de dormir, la défense le poussa vers une plage sûre.
Kukutux et les femmes Chasseurs de Baleines chantèrent des odes funèbres tandis qu'elles suivaient Chasseur de Glace et ses fils jusqu'au village Morse. Kukutux savait qu'il lui faudrait annoncer à Nombreux Bébés la mort de Roc Dur. Les femmes doivent dire aux femmes, et qui pouvait espérer que les autres épouses de Roc Dur le feraient ? La peine était trop vive.
Elle aussi pleura le chef. L'homme avait essayé de faire ce qu'il croyait préférable pour son peuple. Et Oiseau Crochu — s'il était toujours à agir de la mauvaise façon — était un homme qui avait vécu chaque journée, sentant le soleil, le froid, le vent, voyant les étoiles par les nuits claires et entendant la voix de l'herbe, les paroles de la mer.
Soupirant, Kukutux plongea sa pagaie dans l'eau. Ils avaient enveloppé les corps des hommes avant de les arrimer en travers des ikyan, Roc Dur dans celui de Phoque Mourant, Oiseau Crochu sur celui de Chasseur de Vent. Ils prendraient le deuil une fois au village. Ils trouveraient un lieu où ensevelir et honorer leurs morts.
Chasseur de Glace avait dit qu'ils pourraient passer l'hiver avec les Chasseurs de Morses. Comme le Corbeau, certaines femmes pourraient vivre dans sa demeure et les familles Morses pourraient faire de la place aux autres.
Ils avaient quitté la baie des Commerçants et gagné la mer, leurs embarcations poussées par un vent violent venu de l'ouest, quand Kukutux s'aperçut que Waxtal n'était pas là. Elle haussa les épaules et se refiisa à toute inquiétude. Il saurait qu'ils étaient rentrés au village Morse. Elle l'y attendrait. D'ailleurs, c'était aussi bien, cela lui épargnait sa colère et ses plaintes.
Samig avait survécu au couteau du Corbeau, il avait tué l'homme dont les pouvoirs spirituels étaient supposés immenses. Il avait survécu à la lance d'Oiseau Crochu. Peut-être l'homme était-il bon, finalement.
Peut-être le mal venait-il d'autre chose ou de quelqu'un d'autre. Mais qui pouvait s'attendre à ce que Waxtal voie une telle chose alors que ce même Waxtal voulait ce qui appartenait à Samig ?
Ils voyagèrent dix jours, dans la neige, le vent et la glace. Le dixième jour, la nuit approchait déjà quand ils arrivèrent au village Morse. C'était un village endeuillé — logis calcinés, chasseurs, femmes et enfants morts.
Pour la première fois, Kukutux vit les étranges femmes, ces deux sœurs, Grand-mère et Tante, et les écouta parler à Chasseur de Glace, la voix entrecoupée de chagrin.
Chasseur de Glace relata pour les Chasseurs de Baleines, dans leur langue Premiers Hommes, le raid effectué par le Peuple des Rivières, la tuerie qu'avaient provoquée les mensonges du Corbeau. Ensemble, les deux tribus portèrent le deuil.
100
La fumée dérivait dans le ciel gris, montant des six ulas Premiers Hommes. La neige recouvrait la plage et les collines. Le sixième ulaq était neuf — installé légèrement à l'écart des autres.
Ce doit être celui de Phoque Mourant, pensa Kukutux, pour sa femme et ses nombreux enfants. Dans le canoë des femmes, elle se pencha en avant afin de distinguer les rangées d'ikyan. Waxtal, craignant de se rendre au village Morse, était-il retourné chez les Traqueurs de Phoques ? Mais non, elle ne voyait pas son esquif et il y avait peu de chances pour qu'il soit sorti avec les chasseurs. Il était sûrement en train de manger ou de dormir, comptant sur les autres pour faire sa part de travail. Elle inspira profondément et plongea sa pagaie dans l'eau afm d'aider la femme de Chasseur de Glace à guider l'ik vers le rivage.
Huit hommes Morses avaient accompagné Chasseur de Glace : ses fils Renard Blanc et Oiseau Chante, plus six autres. De nombreuses femmes étaient venues, Morses et Chasseurs de Baleines, et ce qu'il restait des hommes Chasseurs de Baleines. Certains, savait Kukutux, prévoyaient de rentrer sur leur île au printemps prochain ; mais d'autres, tels que Phoque Mourant, entendaient rester comme chasseurs au village Premiers Hommes sur cette plage des Commerçants.
Dans l'ik, avec Kukutux, se trouvaient l'épouse de
Chasseur de Glace, la veuve Menhaden, belle-fille d'Elle Pleure, ainsi que deux femmes Morses, Grand-mère et Tante. Les deux vieillardes étaient installées au milieu du bateau, des peaux de phoque à fourrure sur les genoux. Au cours du voyage qui les éloignait de leur village, elles avaient frotté d'huile les côtés grattés des peaux.
— Des couvertures pour les enfants, avait dit Grand-mère en souriant de son visage tout ridé.
Chasseur de Glace fut le premier à accoster. Il tira son ik sur les bords glacés du rivage. Il fut accueilli par Samig, le chef du village Traqueur de Phoques, et par un homme plus âgé qui se tenait à côté de lui. Les autres hommes étaient également présents sur la plage, ainsi que leurs épouses et les enfants, qui jouaient dans les parages. Il était bon de voir un village en pleine croissance, où les habitants riaient, souriaient, dodus qu'ils étaient tant les caches regorgeaient de nourriture.
Longuement, Chasseur de Glace parla à Samig. Puis Samig appela son peuple sur la plage et Chasseur de Glace fit signe aux hommes Morses d'accoster. Les femmes arrivèrent à leur tour et Samig s'adressa à tous, Chasseur de Glace traduisant en langue Morse.
Les paroles de bienvenue de Samig trouvèrent leur chemin jusqu'au cœur de Kukutux si bien que la fatigue disparut de ses bras, et les brûlures du soleil sur la mer s'apaisèrent dans ses yeux. Ce village serait le leur, un lieu où élever des enfants robustes.
Kukutux reconnut Trois Poissons qui se tenait près des femmes Traqueurs de Phoques, un bébé sanglé dans son dos — Trois Poissons, celle que Kukutux croyait morte depuis longtemps, vivante, ici, avec les Traqueurs de Phoques, épouse et mère.
Bientôt, Chasseur de Glace ordonna aux femmes de décharger les iks. Puis on attribua à tous des places dans les ulas Premiers Hommes en attendant que d'autres soient creusés.
— Et si nous bâtissions à la manière des demeures Morses ? s'enquit le fils aîné de Chasseur de Glace.
— Chaque homme doit faire ce qui est le mieux pour lui et pour sa famille, répondit Samig.
Alors, les sourires éclairèrent les visages et les rires fusèrent.
C'est bien, songea Kukutux. C'est bien. Et elle se força à oublier Waxtal, son mari, qui pourrait venir et l'arracher à ce lieu béni.
Pendant près d'un mois, Waxtal écouta les paroles de la défense sculptée, écouta comme un enfant écoute son père. La défense connaissait les eaux d'ici. Après tout, se dit-il, elle avait vécu dans cette mer autrefois, elle avait appartenu à un animal nageant dans cette eau. La défense guida Waxtal vers des grottes et des sources chaudes, vers des eaux ouvertes où il pouvait attraper du poisson.
En cette nuit de pleine lune, ils arrivèrent à une longue pointe de graviers qui s'étendait dans la mer. Waxtal ne reconnut rien, pourtant, il était déjà venu ici. Il se rappelait un lieu sans plage, avec uniquement des montagnes s'élevant droit au-dessus de l'eau, des falaises grouillant d'oiseaux. Mais la pointe s'étirait comme une rame géante, avec de la neige sur la lame, et suffisamment d'espace pour qu'un homme s'y tienne debout et y marche, suffisamment d'espace pour plusieurs ulas.
« Ici, Waxtal, un lieu de prière pour un homme, dit la défense. Un lieu pour des jeûnes de vision, un lieu pour que les esprits te montrent comment tuer un homme qui doit être tué. »
Alors Waxtal pagaya jusqu'à la pointe et tira son ikyak dans la neige. Puis il dégagea une place où s'asseoir, s'enveloppa dans des peaux de phoque à fourrure bien chaudes, s'installa et se mit à prier.
Ses premières prières furent des malédictions à rencontre de Samig et des Premiers Hommes, de sa femme morte, Coquille Bleue, et de Kiin. Tandis qu'il priait, il se réjouit de son propre pouvoir, de la force qui avait conduit le morse aux Chasseurs de Baleines, de la vision qui avait attiré ces peuples avec lui jusqu'à la plage des Commerçants. Il fmit par s'endormir, ravi.
Cette même nuit, Samig serra Kiin contre lui. Il éprouvait tant de joie que cela apaisait en partie sa peine d'avoir perdu Petit Couteau, il voyait chaque jour avec un nouvel espoir.
— Ce sont de bonnes personnes qui sont venues à nous, chuchota Kiin.
Samig pressa son visage dans la chevelure de Kiin.
— Je te donnerai un autre fils, dit-elle. Il portera le nom de ton fils Chasseur de Baleines désormais dans les Lumières Dansantes. Un nom si fort nous sera bénéfique. Et tu me donneras une fille qui portera le nom de ma mère.
Samig ne trouva pas de mots pour exprimer la joie de tant d'espérance. Il resserra alors son étreinte et laissa ses mains parler pour lui.
Waxtal s'éveilla de son sommeil frigorifié et s'aperçut qu'il était assis dans l'eau. La nuit avait amené la marée haute, la pleine lune attirant la mer. Tandis que ses yeux suivaient le chemin tracé par le clair de lune, Waxtal vit son ikyak qui s'éloignait au milieu des vagues.
Il appela son ikyak, ce frère qu'il avait façonné de ses mains, appela la défense qui portait les marques de son propre couteau, mais ils partirent sans lui. Puis, du fond de l'ikyak, monta la voix de la défense sculptée. Elle riait, riait !
Waxtal appela jusqu'à ce que l'eau lui arrive aux épaules puis, au milieu des vagues, surgit un oiseau, un corbeau à la voix rauque et retentissante et, comme si le froid de l'eau lui faisait brusquement comprendre, il sut que l'oiseau poussait un cri de réjouissance. Joie du repas qui serait bientôt sien — le corps d'un homme, un foie frais, des yeux tendres.
Waxtal balaya l'air de ses bras mais le corbeau patientait, volant en cercles. Des paroles de malédiction
surgirent de la bouche de Waxtal qui cracha des mots noirs comme le sang. Il maudit toutes choses : hommes et animaux, eau et ciel, montagnes et herbe. Finalement, la mer l'engourdit et il fut réduit au silence.
Les malédictions restèrent dans sa gorge, si pesantes qu'il ne pouvait plus respirer.
Tante vint trouver Kukutux au milieu de la nuit, rampa jusqu'à la chambre que celle-ci partageait avec la femme Traqueur de Phoque Baie Rouge. Tante la secoua et la tira dans la pièce principale, au-dessus de la lampe où brûlaient encore plusieurs mèches.
— Ton mari, il est mort, dit la vieille femme.
Pendant un instant, Kukutux resta silencieuse. La
vieillarde répéta les mêmes mots et Kukutux comprit enfin.
— Waxtal, dit Tante, la mer l'a réclamé.
— Je n'ai pas de larmes pour lui.
— Il est des hommes ici qui te prendraient volontiers pour épouse — Renard Blanc ou encore Premier Flocon, un des chasseurs Premiers Hommes.
— J'ai une lune de deuil, objecta Kukutux.
La vieille femme haussa les épaules.
— Une lune est vite passée.
— Oui.
Kukutux n'ajouta rien mais Tante attendait des questions.
— Cet endroit est appelé la plage des Commerçants, remarqua enfin Kukutux.
— Oui.
— Tous les marchands y viennent-ils ?
— La plupart.
— Viennent-ils seulement au printemps, seulement en été ?
— Non, Chasseur de Glace assure qu'ils arrivent parfois avant l'hiver, au moment où les hommes remplissent leurs réserves. C'est une période propice au troc.
— Alors j'attendrai. Il y en a un qui pourrait venir...
— Hibou.
Kukutux en fut saisie de stupeur.
— Tu le connais ?
— Je le connaîtrai, dit la vieille femme avec un petit rire malicieux.
— Bien.
— Oui, c'est bien, approuva Tante avant de se pencher pour pincer les mèches et regagner sa couche.
Dans l'obscurité, Kukutux grimpa dehors et s'assit dans le vent. Elle serra son collier de perles bleu et or et chanta. C'était une chanson de paix et de tranquillité, un chant d'appel. Et le vent l'emporta au loin.
Jusqu'à un ik de marchand.
Épilogue HIVER 7036 AVANT J.-C.
Chagak referma ses bras autour de Takha et de Shuku. Elle avait presque l'impression de tenir Amgigh et Samig. Pourquoi une chose aussi lointaine paraissait-elle aussi proche, comme si elle pouvait, par sa simple volonté, la toucher ?
Elle ferma les paupières et écouta les bruits du soir à l'intérieur de l'ulaq — la pierre ponce de Kayugh lissant une hampe de lance, la voix de Samig s'adressant à Hibou, le tintement des plats de bois pendant que Trois Poissons, Kiin et Kukutux rangeaient les reliefs du repas. Tous étaient lourds de chagrin après la mort de Petit Couteau, mais les choses s'amélioraient à chaque lune. Qui n'éprouverait la joie de tous ces bébés qui leur avaient été donnés — Shuku et Takha, Nombreuses Baleines et Chasseur, et le nouveau petit que Kiin portait en son ventre ?
— Raconte une histoire à tes petits-fils, grand-mère, demanda Kiin en s'installant à côté de Chagak.
Chagak s'esclaffa de surprise mais qui savait quelle allait être la prochaine requête de Kiin ? Sa joie d'être épouse et mère rayonnait sur son visage et s'entendait à chaque parole qu'elle prononçait. Chaque jour apportait une idée nouvelle, un moyen de renforcer l'ulaq, d'enrichir le goût de la nourriture, d'embellir les vêtements. Voilà maintenant qu'elle voulait une histoire.
— Une histoire... dit Chagak.
Elle sourit à Kiin et à Samig, à toutes les personnes présentes, pressa la joue contre le crâne de Shuku et ferma les yeux. Des chants, des prières, des incantations de femmes lui vinrent à l'esprit, mais pas d'histoires.
— Je ne sais aucune histoire, remarqua-t-elle enfin.
C'est alors que la voix de la loutre parvint, une voix taquine s'adressant directement à l'esprit de Chagak.
« Ah, grand-mère, tout le monde a une histoire, et nous sommes tous des conteurs. » .
Chagak leva les yeux vers les ombres au-dessus de la lampe à huile, puis inclina la tête comme si elle écoutait quelque chose qu'elle était seule à entendre. Elle prit enfin la parole de la voix claire et décidée d'un conteur.
— Six jours. Cela faisait six jours que les chasseurs étaient partis et, au cours de cette période, il y avait eu une tempête — de la pluie et un grondement qui semblait venir de l'intérieur des montagnes, et des vagues qui balayaient les plages à nu...
REMERCIEMENTS
Parvenue à la fin de Mon frère le vent, dernier tome de la trilogie comprenant Ma mère la terre, mon père le ciel et Ma sœur la lune, je dois quitter des personnages qui, au cours des dix-sept dernières années, ont véritablement fait partie de mon existence. Mais si j'abandonne de «vieux amis», je m'en suis fait bien des nouveaux, et à ces nouveaux amis — mes lecteurs — j'exprime ma sincère gratitude. Je me réjouis constamment de votre curiosité, de votre intelligence et de votre enthousiasme.
Je remercie du fond du cœur tous les membres de ma famille qui m'ont tant soutenue — tout particulièrement Neil, mon mari, et nos enfants, Neil et Krystal, mes parents, Bob et Pat McHaney et mon grand-père Bob McHaney. Ma reconnaissance va également à tous ces parents, amis et libraires qui ont tissé un réseau de soutien de mon travail à travers les États-Unis, le Canada et dans le monde entier.
Une fois encore, je remercie le Dr William Laughlin et sa fille Sarah. Cette trilogie n'aurait pu être écrite sans la générosité avec laquelle ils ont partagé leurs immenses connaissances et le fruit de leurs recherches.
Ma gratitude à Mike et Rayna Livingston, Mark McDonald, Gary Kiracofe, au Dr Richard Ganzhorn et à ceux que j'ai remerciés dans Ma mère la terre, mon père le ciel et dans Ma sœur la lune pour leur savoir et le temps qu'ils m'ont consacrés.
Parmi ceux qui m'ont récemment prêté des livres de leur bibliothèque personnelle ou qui m'ont fait partager leurs connaissances, citons Bob Mecoy, Ann Chandon-net, Mr. et Mrs. James Waybrant, Mr. et Mrs. Bob Blanz, Abi Dickson, Denise Wartes, Warren St. Joh, Bonnie Chamberlain, Larry Kyle, Ross Blanchard, Roger, et Annette McHaney et Patricia Walker. A vous tous, mes sincères remerciements, ainsi qu'à Forbes McDonald qui m'a fait partager son expérience de la pêche dans les eaux de l'Alaska.
Un grand merci à tous ceux qui sont venus à bout des encombrantes pages du manuscrit dans ses différentes versions : mon mari, ma fille, mes parents, ma sœur Patricia Walker et mon amie Londa Hudson. Merci à vous tous !
Je sais gré à Sandy Benson d'avoir tapé mes notes de recherche et à mon époux pour son travail d'informatique sur la carte et la généalogie.
Je manquerais à tous mes devoirs si je n'exprimais pas ma reconnaissance à l'Alaska Native Language Center, situé sur le campus Fairbanks de l'université d'Alaska. Ses publications sur les langues indiennes, aleut et eskimo, sont un véritable cadeau au monde.
J'exprime ici mon respect et mon estime pour maints auteurs dont les ouvrages et les articles — depuis les premiers écrits de Veniaminov jusqu'aux articles récents en attente de publication — ont constitué les fondations sur lesquelles j'ai bâti mes histoires. Bien que les noms se comptent par centaines, la place ne me permet que d'en mentionner quelques-uns : Lydia Black, Raymond Hudson, William S. Laughlin, Steve J. Langdon, George Dyson, George L. Snyder, George D. Fraser, David W. Zimmerly, F. Krause, Derek C. Hutchinson, Otis T. Mason, Patricia H. Partnov, Wal-demar Jochelson, Alés Hrdlicka, Margaret Lantis, Ivan Veniaminov, Ethel Toss Olivier, Farley Mowat, Richard K. Nelson, Frances Kelson Graham, Barry Lopez, John McPhee, Howard Norman, Edna Wilder, James Kari, Knut Bergsland, Moses Dirks et Lael Morgan.
Toute erreur historique ou scientifique dans mon roman est entièrement mienne et en aucun cas la faute des chercheurs ou auteurs dont j'ai cité les ouvrages.
Enfm, toute ma gratitude à mon agent, Rhoda Weyr, et à mes éditeurs, Bob Mecoy et Ellen Edwards, qui savent aplanir les difficultés et arrondir les angles. Grâce à leur enthousiasme, leur perspicacité et leur professionnalisme, travailler avec eux est un pur enchantement.
NOTES DE L'AUTEUR
Une des joies qui ont accompagné la publication de mes romans fut l'occasion de voyager comme conférencière invitée. Comme le temps me manquait de rencontrer tous mes lecteurs, j'ai décidé de répondre par le truchement de ces notes d'auteur aux questions que l'on me pose le plus fréquemment : où je trouve mes idées ; comment ai-je développé la « voix » ou le style d'écriture de chaque roman ; quelle part de mes romans est symbolique ; et pourquoi j'utilise une voix intérieure pour certains de mes personnages.
Je suis certaine qu'on demande à presque tous les romanciers où ils trouvent leurs idées et je ne doute pas non plus qu'ils en ont presque tous beaucoup plus que moi. (Apparemment, j'ai une bonne idée tous les deux ans.) Heureusement pour moi, les idées de récits abondent dans les légendes, les mythes et les traditions des Indiens d'Amérique ; aussi leur ai-je emprunté beaucoup dans le développement de mes personnages et dans les grandes lignes de mon récit. Mon frère le vent étant le dernier volume de la trilogie, il s'appuie naturellement sur les légendes et les récits constituant la base des deux premiers, Ma mère la terre, mon père le ciel et Ma sœur la lune.
Ces légendes comprennent la légende loutre aleut, les mythes de la lune des Pueblos et des Osages, l'histoire aleut du mariage du Corbeau, les récits oraux inuit d'une mère cachant le fils d'un ennemi, les légendes des hommes Glace Bleue ; les histoires des jumeaux Ojib-way, les légendes orientales du tigre (dont on trouve la contrepartie dans la tradition aleut de la chasse à la baleine), les histoires aleut de Shuganan et des Hommes du Dehors, diverses légendes sur la création, et les légendes du corbeau-tricheur. En outre, Mon frère le vent est aussi fondé sur une légende indienne du nord-ouest à propos d'un homme à une main et d'une très belle femme qui ont sauvé leur tribu de guerriers en maraude, sur les traditions du corbeau et du porc-épic Athabascan.
Les « voix » (parfois appelées styles d'écriture) que j'ai développées pour cette trilogie prennent leur source dans les schémas des rythmes et des voix appartenant aux langues des Indiens d'Amérique. Ces configurations sont extrêmement différentes de celles de l'anglais parlé et particulièrement incompatibles avec les mots anglais polysyllabiques. Les schémas rythmiques indiens (qu'on me permette de préciser ici qu'il existe des milliers de langues indiennes et que je n'en ai étudié qu'une poignée) possèdent souvent une base non accentuée - non accentuée - accentuée (anapeste pour les poètes), tandis que l'anglais a souvent (mais pas exclusivement bien sûr) un schéma accentuée - non accentuée - accentuée -non accentuée (trochée).
Les voix mises au point dans cette trilogie tirent leur rythme de ce schéma de base anapestique et de l'énergie qui fait d'un récit oral une forme d'art théâtral.
Dans la tradition des conteurs indiens, cette trilogie est pleine de symbolisme, depuis les noms des personnages aux armes en passant par le temps qu'il fait. Tous les animaux, oiseaux et poissons sont allégoriques selon leurs coutumes ou selon les légendes indiennes. Quand on s'intéresse aux formes d'art des Indiens d'Amérique, il est essentiel de garder à l'esprit que les femmes et les hommes qui vivent en accord avec les traditions indiennes voient la vie elle-même comme une allégorie du monde spirituel.
Pour chaque roman de cette trilogie, j'ai développé une « voix intérieure ». Dans Ma mère la terre, mon père le ciel, il s'agit de la voix de la loutre de Chagak ; dans Ma sœur la lune, c'est la voix d'esprit de Kiin ; dans Mon frère le vent, c'est la voix de la défense sculptée qui parle à Waxtal. Mon intention était de créer un cercle de voix définissant l'expérience de l'artiste. La vision artistique commence dans la nature (la loutre), s'intériorise (l'esprit) et s'exprime (la défense sculptée).
Qu'il me soit permis de dire ici qu'en dépit de ma fascination pour les symboles, la recherche et la voix, il me semble que la meilleure littérature — de Homère à Mark Twain en passant par Shakespeare —, le travail véritablement excellent, qui survit à la fois au temps et au climat politique, est celui qui raconte une bonne histoire. Les conteurs indiens d'Amérique le savaient parfaitement. Ils avaient la sagesse.
Je vais répondre, avant qu'on me la pose, à une question concernant Mon frère le vent : Oui, nombre des meilleurs conteurs indiens et chamans célèbres sont maîtres dans l'art du ventriloquisme.
Enfin : Oui, j'ai entrepris des recherches pour une deuxième trilogie qui poursuivra la saga des Premiers Hommes. Accompagnez-moi dans ce prochain voyage !
Sue Harrison Pickford, Michigan
GLOSSAIRE DES MOTS INDIGÈNES
Aka : (aleut) en haut, qui se dresse. Alananasika : (aleut) chef chasseur de baleines. Amgigh : (aleut) (se prononce avec une voyelle non définie entre le m et le g et une terminaison muette) sang.
Asxahmaagikug : (aleut atkan) je suis seule. Atal : (aleut) brûlure, flamme.
Babiche : lanière faite de cuir brut. Vient probablement du mot indien cree assababish, diminutif de assabab, fil.
Chagak : (aleut) également chagagh — obsidienne (dans le dialecte aleut atkan, cèdre rouge). Chigadax : (aleut) (terminaison muette) parka, imperméable fabriqué avec des intestins de lion de mer, d'ours ou l'œsophage d'un lion de mer, ou encore avec de la peau de langue de baleine. Le capuchon porte un cordon et les manches sont nouées au poignet pour voyager en mer. Ce vêtement arrivant à hauteur du genou était souvent décoré avec des plumes et des morceaux d'œsophage coloré.
Dyenen : (ahtna athabaskan) chaman, personne médecine.
Ik : (aleut) embarcation en peau, ouverte sur le haut. Ikyak : (pl. ikyan) (aleut) également iqwas (pl. iqyuas) embarcation en forme de canoë faite en peaux tirées sur
une structure de bois avec une ouverture sur le haut pour l'occupant. Un kayak.
Kayugh : (aleut) également kayux. Force du muscle. Pouvoir.
Kiin : (aleut) qui ?
Qakan : (aleut) celui là-bas.
Saghani : (ahtna athabascan) le corbeau.
Saghani s'uze' dilaen : (ahtna athabascan) mon nom
est le Corbeau.
Samig : (vieux aleut) poignard en pierre ou couteau. Shuganan : (origine et signification obscures) se réfère à un peuple ancien.
Shuku : (vieux tlingit) se prononce choukou, premier. Suk : (aleut) (également sugh, terminaison muette) parka avec un col droit. Ce vêtement était souvent confectionné en peaux d'oiseaux et pouvait être porté à l'envers ou à l'endroit (les plumes à l'intérieur pour leur chaleur).
Takha : (vieux tlingit) (se prononce tauque-haut) second.
Tugidaq : (aleut) lune.
Tugix : (aleut) gros vaisseau sanguin. Aorte.
Ugheli : (ahtna athabascan ; adjectif prédicat) une
bonne chose. C'est bien.
Ugyuun : (aleut) panais à céleri sauvage (pouchki, russe). Plante utile pour la nourriture, la teinture ou la médecine. Une fois cuites, les tiges pelées ont un peu le goût du rutabaga. La couche externe de la tige contient une substance chimique pouvant provoquer une irritation de la peau.
Ulakidaq : (aleut) une multitude d'habitations, un groupe de maisons.
Ulaq : (pl. ulas) également ulax. Habitation creusée sur le flanc d'une colline, renforcée par des chevrons en bois ou en mâchoire de baleine et couverte de chaume ou d'herbe.
Utsula' C'ezghot : (ahtna athabascan) Sa langue est fourchue. Il/elle ment. Waxtal : (aleut) désir, pitié.
Glossaire des mots indigènes 669
Les mots indigènes cités ici sont définis selon leur utilisation dans Mon frère le vent. Comme de nombreuses langues indigènes rapportées par les Européens, il existe différentes orthographes pour presque chaque mot et souvent des nuances suivant les dialectes.
Prologue, Été 7038 avant J.-C................................. 11
Été 7038 avant J.-C................................................. 25
Début du printemps, 7037 avant J.-C.....................145
Fin de l'été, 7037 avant J.-C...................................549
Épilogue, Hiver 7036 avant J.-C.............................655
Remerciements.........................................................659
Notes de l'auteur......................................................663
Glossaire des mots indigènes ..................................667
Composition réalisée par NORD COMPO
IMPRIME EN ESPAGNE LIBERDUPLEX Librairie Générale Française - 43, quai de Grenelle - 75015 Paris Dépôt légal Éditeur : 27380-11/2002 -ISBN : 2 - 253 - 15386 - 9 <J> 31/5386/3